Entretien avec Yannick Lintz, propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet.
J.-R. Peytregnet – Nous avons tout d’abord demandé à Madame Lintz comment lui était venue l’idée de prendre la présidence du musée Guimet.
Y.Lintz – Spécialiste de l’islam, et de l’Iran plus particulièrement, j’ai dirigé juste avant d’occuper mes fonctions à Guimet, entre 2013 et 2022, le Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre. Dans mon métier de conservatrice de collections, j’avais toujours eu à cœur, du fait de l’intérêt que je porte à l’Orient dans sa globalité, de présenter ce vaste espace géographique sous ses multiples facettes, non seulement culturelles et historiques, mais aussi sociales et diplomatiques. Quand j’ai décidé de me porter candidate pour le poste de directrice du département des Arts de l’Islam qui se libérait au Louvre en 2013, avant donc les attentats à Charlie Hebdo et de Daech au Proche-Orient, c’était en même temps avec l’intime conviction que l’Islam allait devenir l’un des grands enjeux géopolitiques de notre siècle.
J’avais en effet à cette époque le sentiment qu’il y avait là un véritable défi à relever, à savoir celui d’essayer de parvenir à changer les regards que d’aucuns pouvaient porter sur ce qui semblait leur apparaître comme un choc de civilisations entre l’Orient et l’Occident. A la suite du discours consacré au respect des principes de la République prononcé par le Président de la République, le 2 octobre 2020 aux Mureaux, en réaction à l’assassinat de Samuel Paty, le Premier ministre Jean Castex m’a confié, en tant que conservatrice du Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre, la mission de concevoir une opération nationale d’expositions ayant pour objectif de sensibiliser le public à l’histoire multiculturelle de la civilisation islamique qui inclut une dimension européenne. Face au fanatisme religieux qui se réclame de l’islam, le rôle de la culture me semble en effet plus que jamais, de donner à chacun et à chacune des clefs de compréhension de l’autre, de remettre en perspective les influences croisées de l’art islamique et de la culture française.
C’est là que m’est venue l’idée de conduire des actions au plus près des gens, sur tout le territoire. C’était une autre approche, qui se différenciait des actions traditionnelles menées par les musées consistant, pour synthétiser, à sensibiliser une population sur un thème donné au travers d’expositions itinérantes. La meilleure façon selon moi de répondre à la mission qui m’avait été confiée consistait à présenter simultanément une partie des collections du musée du Louvre en plusieurs endroits pour mieux marquer les esprits, dans une démarche qui se voulait républicaine, au sens le plus profond du mot. C’est ainsi que s’est déroulé l’évènement qui s’intitulait « Les Arts de l’Islam : un passé pour un présent », avec 18 expositions simultanées dans 18 villes, dont une organisée dans le département de l’île de La Réunion. Ces expositions ont eu lieu en 2021. Elles ont été suivies par une autre, celle-ci de nature plus scientifique, portant sur l’Ouzbékistan, au musée du Louvre, que j’ai préparée dès 2014 en accomplissant plusieurs missions dans ce pays.
En août 2022, le poste de président du musée Guimet était devenu vacant. L’avis de poste était paru en mars 2022. C’était un mois après l’invasion de l’Ukraine. Je sentais déjà venir un profond changement, que l’Asie allait sans doute devenir de plus en plus prégnante dans nos vies, et que nous allions devoir affronter une nouvelle géopolitique qui aurait forcément un impact sur nos destins.
Ayant déjà mené cette réflexion sur l’Islam, sur le regard culturel que l’on pouvait avoir sur cette civilisation, me porter candidate à ce poste pouvait se présenter comme une occasion de réfléchir à ce que ce musée, qui est quand même le plus grand musée d’arts asiatiques en Europe, pouvait apporter à cette nouvelle situation géopolitique qui intègre aussi les rapports de la France avec l’Asie et qui réponde dans le même temps à la nécessité, qu’on le veuille ou non, de sensibiliser les Français, les Européens, les Occidentaux, à ce qu’est ce continent dans ses racines, ses identités. C’est bien là au cœur de la mission d’un musée qui s’intéresse aux civilisations des autres pays. Si je devais poser ma candidature, ce n’était pas pour gérer une continuité. Je voulais avoir une prise sur un enjeu culturel, social, politique au sens noble du terme, et diplomatique. C’est ainsi qu’est venue ma décision de défendre un projet fort, en insistant sur le tournant historique mais aussi culturel que le musée Guimet se devait de prendre.
Le musée Guimet dans les milieux culturels, chez les personnes qui fréquentent les musées, a longtemps eu la réputation d’être un musée élitiste. Cela s’explique parce que les œuvres qu’il expose ne sont pas toujours faciles d’accès. La peinture française n’est certes pas plus accessible mais dans le même temps, il y a ces fausses idées qui traînent souvent dans les esprits, qui sont que l’on a moins peur d’aller visiter des salles d’exposition de peintures européennes quand on n’est pas spécialiste que de l’art bouddhique ou des tankas tibétains, par exemple.
Or dans la vision qui soutenait ma candidature, le musée Guimet ne devait plus être un musée de connaisseurs uniquement, il fallait qu’il devienne aussi un musée qui constitue cette porte d’entrée des Occidentaux vers l’Asie et la porte d’entrée aussi des Asiatiques vers la France. Parce que ce qui est intéressant dans ce musée, c’est qu’il montre des collections qui proviennent des fonds de tous les collectionneurs européens qui ont, dès le XIXe siècle, été fascinés par l’Asie.
A commencer par son fondateur Émile Guimet, qui raconte aussi cette l’histoire, cette fascination de l’Europe pour l’Asie.
D’où ce projet qui me tenait à cœur de faire accomplir au musée Guimet un saut qualitatif dans son histoire. Et c’est en portant toutes ces idées que j’avais en tête que j’ai eu la chance d’être nommée par le président de la République en novembre 2022, cela fait presque un an et demi déjà, pour un mandat de trois ans reconductible 3 fois, qui devrait m’amener jusqu’en 2031, à l’âge auquel je devrais prendre ma retraite. Ce n’est pas anodin pour moi, dans l’état d’esprit qui est le mien, parce que finalement je n’ai plus d’enjeu de carrière. Je me dis que je bénéficie d’expérience, trente ans d’expérience, j’ai de l’énergie encore et puis il y a au-delà, les défis que je me suis promise de relever. Donc j’ai le sentiment d’une vraie liberté d’essayer de faire au mieux avec tout ce que j’ai pu voir dans ma vie professionnelle, de ce qui marchait bien ou de ce qui marchait moins bien. Et puis, ce qui me semble très important sans doute pour tout dirigeant, notamment un dirigeant culturel, c’est d’avoir l’intuition du moment, l’intuition de ce qui est en train de changer et ça veut dire que pour moi, c’est aussi un enjeu de le dire, il faut que dans ce musée, dans ces transformations, on ne se trompe pas dans les solutions que nous apporterons.
Pour être peut-être plus claire, cela fait quarante ans au moins que l’on parle dans la culture et dans les musées de la démocratisation culturelle. Mais finalement quand on fait le bilan alors que l’État, les villes, les régions ont tous beaucoup investi depuis les années 80 dans les musées pour les rénover et les moderniser, à part quelques exceptions que l’on peut compter sur les doigts d’une main, la fréquentation des musées n’a pas tant augmenté que cela. Et donc mon défi ici, c’est aussi de rendre ce musée populaire, au bon sens du terme. Populaire, ça veut dire ouvert le plus largement possible au public, de tous les âges, de toutes les nationalités. Une enquête publique avait été entamée avant mon arrivée, qui s’est terminée début 2023, au moment où j’avais déjà pris mes fonctions, et qui décrivait le profil type des visiteurs du musée. Le profil que dégageait cette enquête était celui d’une femme en moyenne de 41 ans, Bac +++. Je ne suis pas complètement sûre que l’on dirait la même chose aujourd’hui, si cette enquête devait être refaite. Aujourd’hui quand j’entre dans le musée, je vois des gens, je vois cette diversité, et cela me fait plaisir. Les choses changent, il faut rester toujours prudent naturellement, ne pas se contenter de mesurer des transformations à l’issue d’une année. Mais nous observons des premiers signes encourageants qui semblent effectivement assez clairement montrer que l’augmentation des visiteurs du musée a été réelle en l’espace seulement d’une année.
La sociologie du public a changé, ce n’est pas juste mon sentiment personnel. Il y a beaucoup de gens qui le disent, y compris quand je reçois des visiteurs, y compris vous-même qui m’avez fait cette remarque en pénétrant dans mon bureau. Beaucoup de visiteurs se félicitent de l’ambiance joyeuse et animée qui règne aujourd’hui au sein de ce musée. Il est redevenu vivant. Donc le contexte, c’est celui-là, ce musée est face à son temps, face au monde, à la place de l’Asie dans cette nouvelle géopolitique. Les deux grandes actions que j’ai à l’esprit de mener à leur terme, sont d’augmenter la fréquentation ainsi que l’intérêt du public pour le musée d’une part et de donner l’envie aux Asiatiques de travailler avec nous et donc de développer des coopérations d’autre part.
Dans une interview que vous avez donnée sur France Culture vous dites, je vous cite, que le musée Guimet est un atout d’influence en Asie. Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi, qu’est-ce que vous entendez par là ?
Je veux parler ici de diplomatie culturelle. Nous recevons par exemple, la semaine prochaine, un séminaire interne du ministère des Affaires étrangères qui vient échanger sur la politique d’influence. Ce n’est pas par hasard que cette rencontre ait lieu à Guimet. Quand le président de la République se rend en Asie, très régulièrement et quasiment dans tous ses voyages, je suis dans la délégation. On voit par ailleurs la place importante que le musée occupe dans la célébration du 60ème anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine.
Nous espérons que le président Xi pourra se rendre en France pour cette occasion et que, si c’est le cas, le président chinois effectuera une visite au musée Guimet. Quand je dis que notre musée est un atout, que Guimet est le plus grand musée consacré à l’Asie en Europe, et même, s’agissant de certaines collections, le plus important au monde, la France a de quoi en être fière.
D’une certaine manière, dans son dialogue avec les pays d’Asie, on peut considérer que le musée est une sorte d’ambassadeur de fait. Les œuvres sont là pour parler de la manière dont on célèbre l’art asiatique ici, au cœur de l’Europe, et c’est un atout considérable pour la France.
Les partenariats, vous en avez un peu parlé, pour ce qui vous concerne, il s’agit de partenariats avec les pays d’Asie qui figurent au nombre des trois défis que vous vous êtes promise d’atteindre durant vos mandats. Qu’est-ce que vous envisagez à ce stade, s’agissant de ce défi en particulier ? Est-ce que vous avez déjà des idées , est-ce que vous avez déjà commencé à établir des partenariats, et si c’est le cas, avec qui ?
En effet, nous avons déjà commencé à établir des partenariats. Les pays avec lesquels nous avons des partenariats actifs, pour l’instant, sont la Chine, le Cambodge et l’Inde, et je pense que dans les mois à venir, des partenariats avec le Japon et la Corée vont se consolider.
Le partenariat peut se construire de deux manières, soit on le sollicite, soit on est sollicité. S’agissant du musée Guimet, ce qui est en soi un sujet de satisfaction, nous sommes beaucoup sollicités, par exemple tout récemment par l’Indonésie. J’ai en effet eu le plaisir de recevoir, il y a de cela quelques mois, le ministre de la Culture et de l’Education indonésien, avec une partie de son équipe, qui venait nous voir pas tant par rapport aux collections parce que nous n’en avons pas beaucoup sur la civilisation indonésienne. La raison principale de sa visite à Guimet, ce n’était pas non plus pour faire des échanges d’expositions comme c’est souvent la pratique entre les musées. Il souhaitait obtenir de notre part de l’expertise ainsi que de la formation dans le cadre de son plan visiblement ambitieux de moderniser les musées en Indonésie. Nous sommes aussi très sollicités pour cela.
En matière d’expertise, au Cambodge, nous avons deux projets de coopération, dont l’un s’inscrit dans la tradition du musée Guimet qui depuis des décennies collabore avec ce pays. Le spécialiste du Cambodge, Pierre Baptiste, notre Conservateur général, a formé il y a 15 ans, des jeunes directeurs de musées dont l’un d’entre eux est aujourd’hui à la tête du Musée national à Phnom Penh. Ce genre de coopération ne date pas d’hier. Quand on voit l’importante collection d’objets d’Angkor au musée Guimet, on comprend que les liens qui nous unissent sont anciens, ils remontent au XIXe siècle. La France a exploré le site d’Angkor qui était à l’époque quasiment enfoui sous la végétation.
Nos équipes avec nos amis cambodgiens ont sauvé des pans de monuments dont certaines pièces se trouvent effectivement ici, au musée Guimet. Dans ce même esprit de coopération, nous avons signé un accord pour recevoir le prêt de 130 bronzes monumentaux venant du Musée national de Phnom Penh qui vont être présentés à Guimet. Et le plus grand de ces bronzes, qu’ils considèrent comme un précieux trésor, un grand Vishnou du temple de Mébon, à Angkor, arrivera dans nos locaux dès le mois de mai. Nous irons le réceptionner en organisant une cérémonie en son honneur, le 7 mai, pour ensuite le restaurer à leur demande en France, au C2RMF, le laboratoire des musées de France.
A la suite, nous inaugurerons, en avril 2025, cette grande exposition, et nos amis cambodgiens, ce qui montre la confiance qu’ils nous accordent, nous ont demandé de la faire circuler pour eux aux États-Unis. Elle va se rendre dans trois endroits, à Minneapolis, à Washington et à San Francisco. Nous sommes là dans une coopération traditionnelle qui reste toujours pour nous la plus importante, autour des expositions.
Dans le même temps, le Cambodge mène une réflexion sur la rénovation de leur musée national et ses responsables se sont tournés vers nous pour les accompagner. Nous sommes en train de réfléchir avec le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Culture français comment monter cette mission d’expertise et d’accompagnement de la rénovation du musée national cambodgien. Pour ne prendre que cet exemple, mais je pourrais vous parler d’autres projets concernant la Chine, par exemple.
Le premier défi que vous vous lancez, c’est de celui de faire de Guimet un musée d’excellence – je trouve personnellement qu’il l’est déjà – et comme vous venez de le dire ouvert et accessible au public et aux jeunes en particulier. Vous dites quelque part que la Chine les intrigue, les jeunes, qu’est-ce que vous voulez dire par-là ?
Je vois deux aspects dans votre question. Le premier, sur ce que j’entends par « faire de Guimet un musée d’excellence ». Vous avez raison de dire que c’est déjà le cas. Je veux parler ici d’excellence scientifique, parce qu’il y a toujours deux dimensions dans un musée, la dimension culturelle, c’est-à-dire l’action vis-à-vis des publics d’une part et, d’autre part, l’action scientifique qui est de permettre à ce dernier d’accéder à une meilleure connaissance des collections, de l’art asiatique, et cela, c’est l’aboutissement du travail des chercheurs et des experts scientifiques.
Dans cette veine, l’idée nous est venue de créer au musée Guimet un grand centre de recherches et de ressources autour du patrimoine asiatique. Un centre de recherches sur ces thématiques est constitué de deux pans, celui des ressources, au sens documentaire, et celui des archives. Il s’agit pour nous de valoriser ce qui est aujourd’hui dispersé et pas toujours complètement inventorié, comme notre bibliothèque accessible au rez-de-chaussée du musée, qui est aussi la plus grande bibliothèque d’art asiatique en France. Comme c’est aussi le cas pour notre collection de plus de 600 000 photographies anciennes sur l’Asie qui représente à la fois un formidable reportage sur l’activité scientifique en Asie mais aussi une véritable histoire ethnographique. A titre d’exemple, nous possédons les plus anciennes photographies couleur faites au Japon à la fin du XIXème siècle. Récemment, nous avons acquis deux albums de photographies prises en Corée en 1904, qui sont aussi des œuvres marquantes de l’histoire de la photographie et un témoin de l’histoire de ces pays. C’est une vraie source d’études et de recherches. Nous avons rassemblé ici à Guimet des archives, des fonds d’archives de marchands d’art asiatique, comme celui du célèbre C. T. Loo qui a œuvré entre la France et les États-Unis pendant plusieurs décennies au XXème siècle. Il faut que nous gérions ces archives et que nous les rendions accessibles aux chercheurs. Dans ce domaine, le musée Guimet constitue un centre exceptionnel.
Les chercheurs, c’est bien sûr l’équipe scientifique du musée mais aussi la possibilité qu’offre Guimet d’avoir des chercheurs invités pour six mois, pour un an. C’est un gros projet que l’on désire conduire dans l’hôtel d’Heidelbach qui est de deuxième musée rattaché à Guimet avec celui d’Ennery. Quant à l’étonnement que provoque la Chine sur les jeunes, comme vous le savez aujourd’hui, les jeunes, que cela soit à Clermont-Ferrand où à l’autre bout du monde sont aujourd’hui tous fascinés par les mangas, la culture populaire japonaise ou bien par la K-pop.
La Chine est beaucoup moins connue et je dirais même que ce sujet me semble moins bien appréhendé par les jeunes Français. Nous avons actuellement une exposition sur les dits du Genji, donc sur l’imaginaire japonais à partir d’une œuvre littéraire du XIème siècle au Japon. Nous allons dépasser les cent mille visiteurs. Même s’il est toujours difficile de dire à quoi l’on doit le succès d’une exposition, je pense quand même que dans l’imaginaire français ce que raconte cette exposition leur est beaucoup plus familier.
Cela a commencé à l’ère Meiji avec la circulation des estampes et tout le monde en Europe se les arrachait. C’est donc un imaginaire assez bien installé. Pour ce qui concerne la Chine, tout le monde sait qu’il y a de la porcelaine chinoise mais qu’est-ce que cela dit de la Chine la porcelaine chinoise pour un non connaisseur ? Pas grand-chose. C’est plus mystérieux et c’est pour cela que pour nous, il est intéressant que nous ayons, à l’occasion du 60ème anniversaire, cette Année franco-chinoise du tourisme culturel, avec toute une série d’évènements qui permettront, je l’espère, de rendre les personnes qui y participeront un peu plus curieuses sur la Chine.
De la même manière que nous l’avons réalisé avec le prix littéraire que nous décernons au musée, le prix Émile Guimet de culture asiatique qui en est à sa septième édition. Celle-ci a été organisée,le 29 février dernier avec Laure Adler comme présidente du jury. Nous avons décidé de créer pour cette septième édition un deuxième prix, outre le prix du roman, celui du roman graphique. Et le prix du roman graphique cette année a été décerné au livre : « Le Fils de Taïwan », une bande dessinée passionnante, écrite par une Taïwanaise et illustrée par un Taïwanais.
Le musée Guimet portait autrefois le nom du musée des religions et ensuite, il a été débaptisé, si je puis dire.
En effet, le fondateur du musée, Émile Guimet, avait au tout début fondé une collection privée dont il a fait ensuite don à l’État. Émile Guimet a fait construire ce bâtiment pour la recevoir. C’était au départ un musée qui était dédié à l’histoire des religions extra-européennes.
C’était là finalement sa ligne de conduite en allant en Asie, en allant aussi en Égypte. Il s’intéressait aux religions. C’est pour cela que l’on a beaucoup de collections à Guimet d’art bouddhique, hindou, etc. Par la suite, après la Seconde Guerre mondiale, l’État dans la restructuration des musées nationaux a décidé de créer un musée spécialisé sur l’Asie et a porté son choix sur le musée Guimet.
C’est à ce moment-là que Guimet est devenu le Musée national des Arts asiatiques et du coup toutes les collections d’art asiatique qui se trouvaient au Louvre sont venues à Guimet et, dans le sens inverse, tout ce qui n’était pas asiatique de la collection d’Émile Guimet est allé au Louvre, comme les collections égyptiennes, par exemple. C’est à ce moment-là qu’a eu lieu le basculement.
Je posais cette question parce quand on regarde surtout la statuaire asiatique que vous pouvez exposer, il est beaucoup question de religion. Est-ce que aujourd’hui dans notre monde qui est devenu très matérialiste, qui est je crois difficile à accepter pour une certaine génération, d’une certaine manière, est-ce qu’il n’y a pas une nécessité de revenir vers la religion. La religion pourrait-elle constituer un thème par exemple pour le musée Guimet ?
Nous réfléchissons au musée à ce que j’appelle Guimet 2030, un musée qui sera profondément transformé et agrandi. La question que vous posez figure parmi nos sujets de réflexion sur ce que deviendra à cet horizon le musée Guimet. Ce que l’on constate, quand on parle de religions, que l’on parle de bouddhisme ou d’hindouisme, de taoïsme, ou de soufisme, est qu’on rejoint finalement, et c’est cela qui est intéressant aujourd’hui pour notre musée, des notions qui reviennent en force en Occident. Qui ne se dit pas à un moment donné, j’ai besoin d’être zen ? Il y a aussi les pratiques de méditation qui se développent de plus en plus en France. Nous avons constaté cela l’été dernier à l’occasion de notre exposition sur « Les médecines d’Asie ». Nous avions placé sur le parcours de l’exposition une salle de méditation, de yoga, car l’on sait bien que toutes ces pratiques en Asie, ce n’est pas juste de l’activité physique, du bien-être personnel, cela participe de la philosophie, de la spiritualité de ces différents pays. Donc, en effet, il s’agit bien de pratiques spirituelles mais différentes par rapport à nos religions monothéistes, qui sont plus méditerranéennes au sens large. Les religions d’Asie abordent des questions philosophiques et métaphysiques qui suscitent de plus en plus d’intérêt, comme on s’en aperçoit aujourd’hui en Europe. Cela ne constitue pas un problème qu’il y ait une certaine fréquence d’objets religieux à Guimet, au contraire, cela amène à poser un regard sur la vie d’une autre manière. Une personne qui s’arrêtera devant un Bouddha, par exemple, pourra être amenée à une sorte de contemplation méditative même si celle-ci s’exerce de manière furtive.
Dans le projet de rénovation que nous avons en tête à Guimet, nous réfléchissons à comment rendre ces deux pans de l’histoire du musée visibles, parce qu’aujourd’hui tout cela n’est pas à mon sens vraiment perçu. Le visiteur qui entre ne sait pas qu’il y avait d’abord un musée des religions et après un musée global d’arts asiatiques. Nous aurons à cœur de rendre ces deux aspects plus clairs et par conséquent plus compréhensibles.
Une dernière question, celle de la restitution. Des objets que vous pouvez posséder, qui pourraient être réclamés, on a vu cela avec les frises du Parthénon, une question qui n’est d’ailleurs toujours pas résolue, ou les têtes d’animaux en bronze du Palais Yuanmingyuan, qui pour certaines d’entre elles, ont été restituées, et c’est un sujet très sensible pour les Chinois. Je me souviens quand j’avais visité l’exposition du peintre Castiglione à votre musée, j’ai regardé le Livre d’or qui était à l’entrée, il y avait beaucoup de choses écrites en chinois qui étaient exprimées sur un ton extrêmement virulent. Du genre, vous nous avez volé ces peintures de Castiglione, elles nous appartiennent, il faut nous les rendre. Est-ce que cette question se pose ou s’est posée au musée Guimet ?
La question de la restitution se pose en effet de plus en plus. Nous n’avons pas eu pour ce qui nous concerne de demandes officielles de restitution exprimées à ce jour. Cette question n’en devient pas moins centrale aujourd’hui dans les musées de civilisation occidentaux et cela constituera sans doute pour ces musées un tournant important au cours de ce XXIème siècle. Il se trouve que j’ai été chargée de m’occuper de cette question, il y a vingt ans. Quand je suis arrivé au musée du Louvre à l’époque, le président Henri Loyrette m’avait demandé d’identifier des œuvres qui pourraient faire l’enjeu de demandes de restitution, en me disant que ce serait la grande question qui se poserait aux musées dans les décennies qui viennent. Aujourd’hui, vingt ans après, c’est en effet le cas. La France s‘apprête d’ailleurs à voter une loi à ce sujet.
Aujourd’hui, le mouvement de restitution, il est plus vers l’Afrique que vers l’Asie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des demandes concernant le continent asiatique. Mais il ne faut pas non plus être dans la culpabilité vis-à-vis des pays d’origine des collections. Il faut que l’on soit par rapport à notre public, au public des musées, dans la pédagogie, alors même que dans notre monde on simplifie très vite et souvent à l’extrême. Au musée Guimet, nous avons le devoir d’apporter de la nuance. Il faut que nous expliquions que ce n’est pas parce que ces objets sont dans un musée à l’étranger qu’il s’agit d’objets pillés. Quand vous prenez le bateau-mouche et que vous passez sur la Seine devant le musée du Louvre, certains conférenciers se plaisent à dire que nous sommes là devant le Louvre qui est le plus grand pilleur d’antiquités au monde. Dire cela n’a évidemment aucun sens. Il faut lutter contre ces fausses idées et cela nous allons le faire en introduisant des textes dans nos salles expliquant comment ces œuvres sont arrivées là. Cela peut-être sous la forme de donations, d’accords d’État à État, de fouilles archéologiques conduites pour un pays-tiers et qui nous en a donné une partie, de la sauvegarde de patrimoine à un moment donné. Il peut se produire de temps en temps que des objets proviennent de pillages dont nous ne connaissions pas l’existence. Sur ce sujet, nous sommes très clairs et tranquilles. Si pour une œuvre qui est au musée, le pillage était avéré, prouvé, nous rendrions l’objet concerné immédiatement.
Je pensais au fonds Pelliot. C’est aussi une corde très sensible pour les Chinois.
Vous voulez parler des peintures de Dunhuang ? En effet, quand je suis arrivée ici et que l’on préparait l’Année chinoise, immédiatement je me suis dit qu’il fallait valoriser cette collection que nous partageons avec fierté entre la Chine et la France. Pelliot en collaboration avec les Chinois a pu sauver une partie des œuvres alors en risque de préservation. Et le savant qu’il était a non seulement étudié ce patrimoine mais l’a aussi préservé en veillant à sa conservation en France au musée Guimet et à la Bibliothèque nationale.
Pour ce 60ème anniversaire, dans quinze jours, je me rendrai à Dunhuang pour signer à cette occasion un protocole d’accord avec le directeur de l’Académie de Dunhuang. Il s’agira de lancer ensemble un grand programme scientifique de numérisation de toutes les peintures que l’on possède à Guimet et qui feront l’objet d’une exposition numérique, puisque la technologie permet cela. Nous la montrerons au public à Dunhuang et ici, à Guimet. C’est ça aussi la modernité.
Photo: Installations monumentales « Gardiens du Temps » de Jiang Qiong Er / crédit : Frédéric Berthet
Sur la place Tian’anmen, le 1er octobre 1949, Mao Zedong proclame la fondation d’un nouveau monde chinois, basé sur les valeurs communistes.
Un mois plus tard, le 1er novembre 1949, il crée la « Chinese Academy of Sciences (中国科学院) » sur les bases de l’Academia Sinica, affirmant ainsi sa volonté de donner à la science et à l’innovation une place prépondérante dans sa nouvelle vision de la Chine. Toutefois, les fruits de cette politique ne seront pas cueillis tout de suite. En effet, la révolution culturelle des années 60-70 (1966-1976) aura un effet dévastateur sur le système d’enseignement supérieur et de recherche chinois. En envoyant les intellectuels dans les champs et les usines, Mao se prive de son élite scientifique.
En offrant les postes de direction de recherche sur des critères plus politiques que scientifiques, il appauvrit la qualité de l’enseignement et de la recherche. Les répercussions de cette stratégie de « génération sacrifiée » se propageront jusqu’aux années 2010.
Ainsi, le manque d’ouverture internationale du dispositif de recherche chinois et la faiblesse de la direction scientifique (moins de 10 % des enseignants du supérieur de cette époque ont un doctorat) amènent la Chine à ne peser que moins de 1 % de la science mondiale en 1997, avant la rétrocession de Hong Kong. Avec quelques centaines de publications internationales par an, la Chine de cette époque n’apparaît pas dans le panorama scientifique mondial. Et pourtant !
En 2024, la CAS (Chinese Academy of Sciences) est le plus grand organisme de recherche du monde en nombre de chercheurs (69 000) et d’étudiants (79 000) ainsi que le plus prolifique en termes de publications. La Chine caracole en tête des classements mondiaux, au coude-à-coude avec les États-Unis, tant en termes de publications scientifiques que de dépôt de brevets. L’industrie chinoise inonde le monde de ses produits et les annonces sensationnelles se multiplient : exploration des fonds marins, programme lunaire, aviation, etc.
En seulement 25 ans, la Chine a non seulement intégré les classements mondiaux, mais dépassé les pays européens et le Japon.
Si le monde a déjà assisté à des rattrapages technologiques et scientifiques spectaculaires, notamment celui du Japon orchestré par les États-Unis, le rattrapage chinois interpelle autant par sa rapidité que par l’étendue de son application à tous les secteurs industriels et scientifiques.
Pour réaliser cet exploit, le gouvernement chinois a dessiné puis décliné une politique d’incitation à l’innovation bien organisée. Quelles méthodes ont été mises en œuvre et quel rôle ont joué les pays européens dans cette remontada ?
Étudions tout d’abord l’étendue exacte de ce rattrapage. En 1997, après l’intégration de Hong Kong, la Chine pèse 1,5 % des publications, puis 5 % en 2005, quand en 2023, les publications scientifiques attribuées à la Chine représentent, selon SCImago, environ 20 % des publications mondiales, à la première place devant les États-Unis progressivement descendus de près de 30 % à 13 %.
L’OST (Observatoire des Sciences et Techniques) analyse bien les mécanismes mis en jeu dans son étude de 2021 « La position scientifique de la France dans le monde et en Europe, 2005-2018 », pages 21 à 23. L’OST explique comment l’intégration progressive, à partir de 2005, de journaux chinois dans le calcul des indicateurs a bénéficié à la Chine.
Entre 2005 et 2017, les publications chinoises ont été multipliées par 5,25, alors qu’à périmètre constant, la progression chinoise est moindre (production multipliée par 3). L’OST constate que « les co-publications internationales ont été un des canaux d’accès à des revues internationales, même si cela n’a pas été en majorité les plus prestigieuses ».
En effet, l’un des facteurs les plus importants de la réussite chinoise est la coopération internationale, pour laquelle la Chine a décliné une politique volontariste.
On peut situer le début de cette vague aux environs de 2002-2006, soit juste après l’annonce par Jiang Zemin en 2000 de sa stratégie nationale, la « Go Out Policy (走出去战略) », qui encourageait les entreprises à s’internationaliser. De nombreux programmes de coopération ont alors vu le jour, tant en enseignement supérieur qu’en recherche et des dizaines de milliers d’étudiants chinois sont allés étudier aux États-Unis et en Europe. Ainsi, en France, dès 2006, la population estudiantine chinoise représente près de 25 000 étudiants (dont plus de mille inscrits en doctorat), deuxième derrière le Maroc, mais première en flux entrant. La politique chinoise d’internationalisation fonctionne également dans l’autre sens et consiste à attirer les talents étrangers, tant ceux de la diaspora que ceux des professeurs et chercheurs occidentaux.
Fleurissent les programmes « Chun Hui » (lueur de printemps) et « Changjiang » ou « The Fund for Returnees to Launch S&T Researches » du ministère de l’éducation, le programme « 100 talents » de la CAS, ou le programme au nom évocateur de « two bases » de la NSFC (National Science Foundation of China), qui propose un fonds spécial pour « Chinese Scholars Abroad to Work or Lecture in China ». Une aide est attribuée à ces étudiants et chercheurs de la diaspora pour avoir une base « at home » et une base « abroad » dans un but de diffusion de la connaissance et de construction d’équipes de recherche en Chine autour de thèmes clés. L’objectif est clair : faire entrer la science internationale dans les laboratoires chinois tout en gardant un lien avec les laboratoires étrangers.
Le programme le plus abouti et qui fonctionne encore aujourd’hui est le « 1000 Talent Program », lancé en 2008 et dont le sous-programme destiné aux « non-ethnic Chinese » a pour but d’attirer en Chine pendant quelques semaines par an les plus grands scientifiques étrangers capables d’effectuer « des avancées et des ruptures dans les technologies-clés et de développer des industries high-tech ».
Les Européens ont largement accompagné cette politique d’attraction chinoise. La direction des relations internationales du CNRS avait même, vers 2004-2005, érigé en stratégie la décision « d’accompagner le développement scientifique et technique de la Chine et de l’Inde ».
La Chine et la France ont mené, à cette période, une politique d’internationalisation large. Mais si les mots d’ordre des deux ministères de tutelle (le MESR en France, le MoST en Chine) étaient similaires : « allez à l’étranger » (le Go Out de Jiang Zemin), en revanche les intentions étaient, et sont toujours, opposées : la Chine envoie ses étudiants et ses chercheurs se former à l’étranger, y récupérer de la connaissance, quand la France envoie ses chercheurs diffuser la connaissance produite en France. La France met en application l’idée que la science est universelle et qu’elle doit être partagée, idée louable dans l’espace des sciences, mais plus discutable sur le plan économique.
En effet, les organismes de recherche sont également des déposants de brevets et donc, source d’innovation pour l’industrie. Dans ce contexte, les transferts mal maîtrisés, par le monde académique et universitaire, de technologies innovantes profitent, en général, au pays receveur au détriment du pays émetteur.
Dans le secteur des brevets, la politique de la Chine s’est également déclinée à partir de l’international. Dans son « PRC Medium to Long Term Plan (Outline and Implementation Guidelines) 2006-2020 », le Ministre des Sciences et Technologies chinois, XU Guanhua, décrit la politique que la Chine doit mettre en place pour développer une innovation indépendante « made in China ». Le principe le plus intéressant est la « ré-innovation », qui est décrit dans le paragraphe VIII-2 : « Enhance the Absorption, Assimilation, and Re-Innovation of Imported Technologies ».
Des incitations financières de différentes sources (ministères, provinces, organismes, etc.) ont largement contribué à motiver les chercheurs à produire des publications et des brevets. Mais ce système a eu quelques effets délétères, dont le développement d’un système de fraude. Une enquête signée Mara Hvistendahl, Li Jiao & Ma Qionghui, publiée dans la prestigieuse revue « Science » le 29 novembre 2013, estime le montant du marché noir de la fraude scientifique en Chine en 2009 à 150 millions de dollars
« This has fostered an industry of plagiarism, invented research and fake journals that Wuhan University estimated in 2009 was worth $150m, a fivefold increase on just two years earlier ».
De même, tout récemment, en février 2024, le chercheur Smriti Mallapaty, dans la célèbre revue « Nature » annonce que 17 000 publications comprenant un co-auteur chinois ont été retirées entre 2021 et 2024 (« a Nature analysis reveals that since 2021 there have been more than 17,000 retractions with Chinese co-authors. »).
Pour les brevets déposés dans le cadre du Traité de coopération en matière de brevets (le PCT administré par l’OMPI), la Chine reste en 2023 en tête des classements avec 69 610 dépôts, quoiqu’en recul par rapport à l’année précédente en raison de la baisse de ses taux d’intérêt et de l’incertitude économique. Néanmoins, le nombre de brevets chinois doit être relativisé si l’on prend en compte que ceux-là concernent essentiellement des innovations incrémentales et non des innovations de rupture où, dans ce domaine, les États-Unis restent en tête.
En 1988, Deng Xiaoping exposait ainsi sa vision de la Chine : ”科学技术是第一生产力“ (kexue jishu shi diyi shengchanli), c’est-à-dire que la science et la technologie sont la première force productive, affirmant lui aussi avec force le rôle que la recherche et l’innovation doivent tenir dans la réussite économique chinoise.
Les prochaines grandes dates pour la Chine seront 2030 et sa vision de « On a marché sur la lune », puis 2049, qui verra le centenaire de la création de la Chine Populaire et peut-être, l’aboutissement des ambitions affichées de ce grand pays.
Entretien avec Patrice Fava, propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet
J.-R. Peytregnet – Tout d’abord, tu écris dans ton dernier ouvrage que les années que tu as passées à Taïwan se sont avérées être pour toi, je te cite, une expérience indispensable pour déconstruire les discours convenus sur la Chine officielle, et que tu y as appris plus de choses sur les Chinois et leur culture qu’en trois ans sur le Continent qui lui fait face. Peux-tu développer pour les lecteurs et les lectrices de notre publication ce constat que tu dresses?
P. Fava – Je fais partie de la génération des chercheurs qui sont allés à Taïwan pour étudier la tradition vivante du taoïsme. Sous le règne de Mao, le taoïsme dont l’histoire de plus de 2000 ans est comparable par son importance au christianisme en Occident, avait été rayé de la carte, mais on savait, grâce à Kristofer Schipper, que les grandes cérémonies taoïstes s’étaient perpétuées à Taïwan. C’est sur ses traces et avec sa recommandation que je suis allé à Taïwan en 1975 avec le projet de faire un film sur le taoïsme. Lui-même, historien, anthropologue et membre de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) avait vécu sept ans à Taïwan et avait été ordonné maître taoïste. Au fil des mois, j’ai découvert l’immense répertoire liturgique de son « frère juré », Chen Rongsheng, que l’on peut diviser en rituels pour les vivants et rituels pour les morts, auxquels il faut ajouter les rites thérapeutiques : exorcismes et consultations individuelles.
Les rituels taoïstes sont des opéras chantés et dansés d’une très grande beauté avec une partie ésotérique très complexe faite de formules secrètes (mantra), de pas mantiques, de gestes (mudra), de talismans (fu). Je décris dans mon livre quelques-uns de ces rituels et ai réalisé plusieurs films avec sous-titres et traduction en français pour restituer leur sens, ainsi que leur dimension chorégraphique et musicale.
J’avais à Taïwan un autre guide : le grand ethnologue hollandais Jean-Marie de Groot, qui a fait de longues enquêtes sur la vie religieuse dans la province méridionale du Fujian entre 1877 et 1890. Un siècle et demi plus tard, ces mêmes traditions faisaient encore partie du quotidien des Chinois de Taïwan. Rien n’avait changé en dehors d’un développement économique spectaculaire. Dans cette île qui, par rapport à la grande Chine, n’est qu’un mouchoir de poche, on dénombrait 4220 temples en activité. Presque chaque jour, on pouvait assister à l’anniversaire d’une divinité, à un pèlerinage, à un spectacle de marionnettes pour chasser une infortune, à l’intervention d’un maître de « fengshui » (géomancie), à un enterrement, à une séance de communication avec les ancêtres. Cette autre Chine qui n’avait connu ni Révolution culturelle, ni lutte des classes, s’accommodait fort bien de la cohabitation, de ses traditions et de la mondialisation. Or, il s’agissait des deux côtés du détroit des mêmes Chinois, héritiers d’une même culture millénaire.
A partir des années 1980, qui marquent le début de « l’ouverture » de la Chine, mon expérience taïwanaise allait m’être d’une grande utilité pour assister à la renaissance du taoïsme, des fêtes et des traditions religieuses en Chine même.
Tu remarques aussi, et je suis complètement d’accord avec toi, que les Occidentaux ont toujours fait preuve d’une ignorance généralisée de l’histoire « religieuse » de la Chine, citant un diplomate français, pour lequel tu éprouves une grande estime par ailleurs, qui lui aussi a ignoré la Chine des temples, des fêtes et des pèlerinages, des bouddhistes comme des taoïstes. Certes, comme tu le penses, le taoïsme ne s’appréhende pas facilement, c’est une culture savante qui est l’affaire de spécialistes, écris-tu. Bien que sinologue, m’étant à mes débuts surtout intéressé à la Chine ancienne, j’avoue mon ignorance sur le sujet même si j’en ai acquis quelques notions, grâce à toi, notamment. Et tu ajoutes ce que j’ai toujours pensé moi-même en tant que sinologue, qu’on a encore actuellement tendance à s’imaginer la Chine à partir d’une expérience qui se limite aux grandes villes, Pékin, Shanghai, etc. et au monde universitaire. Or les citadins, dis-tu, et j’ajouterai chinois comme étrangers, n’ont souvent qu’une idée très superficielle de ce qui se trame à l’échelle du pays. N’est-ce pas la raison pour laquelle encore aujourd’hui, et je dirais que c’est aussi mon cas pour avoir trop rarement sillonné les campagnes chinoises en profondeur, même si je me suis rendu à peu près partout en Chine, sauf au Tibet, qui en tant que diplomate, m’a toujours été interdit, …et bien, nous ne comprenons finalement pas grand-chose à la Chine ?
Le diplomate dont tu parles, Claude Martin, est un ami de longue date dont le livre « La diplomatie n’est pas un dîner de gala, Mémoires d’un ambassadeur » a eu un grand succès. Mais je constate qu’il a ignoré tout le versant religieux de la culture chinoise. Cela dit, je rappelle qu’il n’est pas le seul. Le grand historien Jacques Gernet ou Pierre Ryckmans (alias Simon Leys), qui nous laissent des oeuvres exemplaires, ont eux aussi fait l’impasse sur la tradition vivante du taoïsme. Or, peut-on imaginer une histoire de l’Occident qui ignorerait le christianisme? La création de l’Ecclésia taoïste par Zhang Daoling date de l’an 142 et a accompagné toute l’histoire chinoise, mais qui, aujourd’hui encore, à part quelques très rares sinologues, peut entrer dans un temple taoïste, identifier les statues qui s’y trouvent et comprendre les rituels qui s’y déroulent?
L’ignorance dont l’Occident continue de faire preuve a de multiples causes, mais il faut surtout savoir que les missionnaires se sont employés au cours des siècles à ridiculiser les taoïstes. Les 18 volumes du Père Henri Doré intitulés « Recherches sur les superstitions chinoises » publiés à Shanghai entre 1911 et 1938 ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Ce faisant, ils ont laissé dans les esprits une empreinte bien difficile à effacer. Le taoïsme, n’est pas la partie la plus visible de la vie chinoise, mais il y occupe malgré tout une place majeure. Lors de cette nouvelle année du dragon, il y a eu comme d’habitude des dizaines de milliers de familles qui ont envahi les cours du Monastère des nuages blancs (Baiyun guan) pour s’assurer la protection des dieux, mais les étrangers ne s’intéressent guère à cet aspect de la vie chinoise. Je constate qu’ils ignorent aussi le grand pèlerinage de Miaofeng shan, auquel je participe depuis plus de 20 ans.
Ils ne connaissent de la Chine que les couloirs des universités, le monde intellectuel et celui des affaires, mais ce n’est pas dans ces milieux occidentalisés que l’on peut appréhender la vie intérieure et l’imaginaire des Chinois. On ne peut prétendre connaître les Chinois sans prendre en compte le passé dont ils sont les héritiers. L’essentiel de mon livre est de mettre en lumière, avec les outils propres à l’anthropologie, ce que Marcel Granet appelait « La pensée chinoise » ou, plus précisément, les différentes strates toujours perceptibles de l’univers mental des Chinois. Je m’inspire pour cela du travail théorique du grand anthropologue Philippe Descola, dont le livre « Par-delà nature et culture » a été très utile à tous ceux qui s’intéressent aux sociétés traditionnelles.
Tu observes que la spécificité de la société chinoise est la « religion » – mot ou concept que tu n’aimes d’ailleurs pas beaucoup employer (bien que tu l’utilises souvent dans ton ouvrage, y compris lorsque tu traites du taoïsme! -, dont tu t’es fait l’un des grands spécialistes, en Occident comme en Chine). Selon toi, la « religion », notamment taoïste que tu qualifies de plus grande religion non officielle de la Chine, occupe une place centrale mais diffuse dans la société chinoise, tout en relevant que pour une majorité des observateurs la « religion » (encore une fois !) n’apparaît pas comme une composante majeure de la vie sociale ? Qu’est-ce qui t’amène à le penser ?
Je ne suis pas le premier à remettre en cause le mot « religion » qui immanquablement fait référence à la religion chrétienne. La traduction chinoise par « zongjiao » (littéralement « enseignement général » ou « doctrine commune ») vient du japonais, mais on ne trouve pas cette expression dans les textes chinois anciens. Si, après mes mises en garde, je continue à employer le mot « religion », c’est par commodité, car inventer des mots nouveaux présente d’autres risques.
Les autorités chinoises, fidèles à leur conception marxiste, selon laquelle « la religion, c’est l’opium du peuple » ont cherché à la remplacer par les nouvelles valeurs socialistes, mais l’athéisme prôné depuis des décennies continue de se heurter aux repères et aux fondements de la culture chinoise. Actuellement, les idéologues mènent une campagne générale de « sinisation des religions », pour qu’elles contribuent au patriotisme et au soutien du Parti. Les bouddhistes, comme les taoïstes doivent suivre les nouvelles consignes, il en va de leur survie, mais ce sont tout naturellement des patriotes au sein d’un pays dont le gouvernement leur est hostile.
Notre contemporain Marcel Gauchet qui a écrit une nouvelle philosophie de l’histoire occidentale, non plus fondée sur l’infrastructure et les forces de production, mais sur l’histoire religieuse de l’Occident, explique pourquoi et comment on est progressivement « sorti de la religion », ce qui bien sûr n’est pas au goût des chrétiens. Mais la Chine a-t-elle suivi le même chemin ? Mon expérience, une fois encore, prouve le contraire et j’en fais la démonstration en soulignant par exemple que le concept de destin (ming) est encore et toujours partagé par la très grande majorité des Chinois. Au début de cette nouvelle année, des milliers d’entre eux participent dans tous les temples taoïstes au rituel appelé « adresse au dieu de la grande année » (Bai taisui), en fonction d’éventuels conflits qui peuvent advenir entre le dieu qui préside à l’année du dragon et celui de l’année de leur naissance. Ce rituel préventif de reconfiguration de sa carte du ciel (qui coûte assez cher) fait partie de la liturgie des maîtres taoïstes qui sont des directeurs du destin, comme chez nous les psychanalystes qui ont appris, avec d’autres méthodes, à dénouer des crises.
Mille autres exemples prouvent que le taoïsme est une composante majeure de la vie sociale, même si les gens ne se disent pas « croyants » et ne revendiquent pas d’appartenance à la religion taoïste. Ils partagent simplement un même mode d’existence.
Il faut se débarrasser des clichés du type « L’Inde est religieuse, la Chine est politique ».
Tu écris plus loin que le taoïsme est la religion du peuple, ce qui reviendrait à dire d’1,4 milliard d’habitants, rien qu’en Chine sans compter la diaspora dispersée aux quatre coins du monde, elle aussi nombreuse, bien que ce pays commence à connaître une démographie déclinante qui pourrait l’amener à un horizon certes encore lointain, à disparaître de nos radars. On pourrait penser qu’elle aurait pu comme les autres grandes religions, chrétienne, musulmane, bouddhiste, principalement, sinon se livrer à un prosélytisme du moins attirer l’attention et même l’intérêt du monde occidental et même des autres continents de notre planète. Or ce n’est semble-t-il pas le cas, cette « religion » ou plus exactement cette pratique spirituelle, n’est pas sortie de ses frontières originelles. Comment l’expliques-tu ?
Le taoïsme n’est pas exportable, même s’il y a des éléments qui peuvent être utiles aux Occidentaux : la médecine, des principes d’hygiène, le Taijiquan, le Qigong, constituent l’appréhension d’une éthique et d’une philosophie différentes de la nôtre. D’autre part, les taoïstes, contrairement aux bouddhistes qui ont été leurs rivaux tout au long de l’Histoire, ne pratiquent pas le prosélytisme. Cela dit, le taoïsme fait partie de la culture « New age » et attire depuis longtemps ceux qui s’intéressent à l’Orient. Bien des chercheurs ont contribué à sa connaissance, mais le taoïsme est une culture savante, à la fois scientifique et mystique d’un abord difficile et qui suppose qu’on ait accès aux textes en langue classique. La lecture du Canon taoïste (Daozang) qui est la bible des taoïsants n’est accessible qu’aux sinologues et l’on peut presque dire la même chose de la publication de « The Taoist Canon, A companion to the Daozang » édité par Kristofer Schipper et Franciscus Verellen.
Tu constates, toujours en traitant du taoïsme, que si dans bien des domaines les Chinois sont en avance sur l’Occident, ils sont encore largement coupés de notre modernité… avec ce conseil que tu adresses aux autorités françaises, et je te rejoins totalement sur ce point, qu’au lieu de faire en Chine, un nouveau Centre Pompidou, il aurait mieux valu proposer au ministère de la Culture du gouvernement chinois une réplique du Musée du Quai Branly ! Mais crois-tu vraiment que cela l’aurait intéressé? Ne serait-ce que parce que les autorités chinoises rejettent aujourd’hui la plus grande partie de leur héritage religieux?
Pour faire découvrir tout l’intérêt de la culture taoïste, je multiplie les rapprochements avec les religions grecque et romaine de l’antiquité, mais aussi avec le surréalisme qui aurait pu très facilement s’approprier une large part de l’héritage philosophique et artistique du taoïsme. Or, dans l’immense collection d’André Breton, je constate qu’il n’y a pas une seule oeuvre chinoise.
Inversement, les Chinois ignorent les « arts premiers » qui font partie de notre modernité. Toutes les oeuvres du Musée du Quai Branly sont les témoins des religions d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie que les anthropologues et les surréalistes nous ont fait découvrir au milieu du XXème siècle. Mais les Chinois n’ont pas encore eu accès à cet art magique et à la révolution surréaliste qui a changé notre rapport au monde et aux objets. Apprendre à regarder des oeuvres d’art suppose un apprentissage.
Les Chinois s’extasient devant leurs porcelaines, le jade, les rochers érodés du Taihu, les pierres de rêve, les bonzaï, mais ils ignorent l’art des sociétés primitives car sur ce sujet il n’y pas eu de travaux d’ethnologues qui leur ont appris à regarder et à comprendre ces oeuvres.
Autre observation très intéressante de mon point de vue et surtout du tien naturellement, les taoïstes, du fait de leur proximité avec la nature, font figure de premiers écologistes de notre planète, soucieux de sa préservation et du respect que l’homme doit lui témoigner. C’est un point d’autant plus intéressant si on le relie à la crise climatique que nous traversons, du fait du réchauffement de la planète causé par le monde moderne et le développement des techniques, oubliant l’existence de l’être et de l’étant, qui sont au centre de la pensée d’Heidegger mais aussi d’Aristote, dont il s’est beaucoup inspiré. Penses-tu que les taoïstes devraient être invités à toutes ces conférences sur le changement climatique, pour leur plus grand profit ?
Kristofer Schipper a été le premier à présenter les taoïstes comme les précurseurs de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie et il a lancé un programme de recherches en Chine sur les Trente-six grottes-cieux et les Soixante-douze terres de bonheur (36 dongtian , 72 fudi) qui sont les sanctuaires dans lesquels ils ont établi des règles de protection de l’environnement, interdisant la chasse, le déboisement, toutes les formes de pollution et d’exploitation sauvage de la nature. A l’époque de la dynastie Tang (618-907), on en recense plus de 150 et sur ces espaces protégés circulent de nombreuses légendes sur les animaux et les immortels.
« Le taoïsme, écrit Schipper, est une très ancienne philosophie de la nature dont la pertinence et l’actualité sont toujours valables dans le contexte scientifique du monde moderne ». Tu as raison de penser qu’il faudrait leur rendre justice et les associer aux conférences sur le changement climatique. En tous cas, nos sociétés ne peuvent que bénéficier de leur expérience qui a permis pendant 2000 ans de préserver une extraordinaire biodiversité dans les sites sacrés qu’ils ont administrés.
Le programme de Kristofer Schipper mobilise actuellement de nombreux chercheurs qui se penchent sur l’histoire de tous ces sites qui pour la plupart existent encore, mais dont un bon nombre sont en danger. Nouveaux Regards sur l’Asie serait une tribune idéale pour présenter ses travaux sur ce sujet.
Par Emmanuel Véron
Alors que Pékin rejette le concept, c’est bien son évolution stratégique, sa montée en puissance, accompagnée de tensions et velléités globales qui ont forgé et accéléré l’intérêt pour l’Indo-Pacifique et la définition de son concept.
Si le concept d’Indo-Pacifique est, depuis un peu plus d’une décennie, de plus en plus récurrent dans les orientations politiques et diplomatiques des pays riverains de ce très vaste espace maritime, la Chine continue de le nier, puis de le refuser et d’utiliser un ensemble géographique de naguère, l’Asie-Pacifique.
Les autorités chinoises utilisent le terme « Indo-Pacifique » (yintai) pour commenter les politiques étrangères des États-Unis et, secondairement, des autres États impliqués. Notamment, le projet très stratégique des « nouvelles routes de la soie » (1), symbolisera les grandes orientations de politique étrangère de Pékin en Eurasie et dans l’Océan Indien. Le développement des différentes approches de « l’Indo-Pacifique » converge vers la fabrique d’un contrepoids multilatéral à la Chine dans l’Océan Pacifique et dans l’Océan Indien.
En miroir du développement accéléré et tous azimuts de la Chine dans les régions de l’Indo-Pacifique, les différents concepts et visions de l’Indo-Pacifique procèdent par ajustement, complémentarité et hésitation selon les agendas et priorités respectives des pays concernés. En un mot, Indo-Pacifique et Chine sont devenus deux objets géographiques protéiformes qui avancent en miroir l’un de l’autre. L’ensemble stratégique de l’un structure la réponse de l’autre, selon un jeu multiscalaire et multipolaire, des écarts de perceptions et de cultures stratégiques et des différences de moyens.
Cet article revient sur l’articulation paradoxale entre le développement tous azimuts de la République populaire de Chine (RPC) et le concept indo-pacifique d’une part, et suggère quelques réflexions d’anticipation sur la nature de cette articulation et du devenir du poids de la Chine dans cet immense ensemble géographique dominé par la mer.
Pékin refuse le concept « Indo-Pacifique »
Alors ministre des Affaires étrangères, en 2018, Wang Yi déclarait publiquement :
« L’Indo-Pacifique est une idée accrocheuse qui se dissipera comme l’écume de l’océan », formalisant ainsi le rejet du concept. Mais en 2022, alors en pleine crise Covid et politique « zéro Covid », Wang Yi déclare : « La « stratégie indo-pacifique » des États-Unis est en passe de devenir le synonyme de la politique des blocs. Les États-Unis parlent de la promotion de la coopération régionale, mais jouent en réalité le jeu des rivalités géopolitiques. Ils clament le retour au multilatéralisme, mais créent en réalité des « clubs » exclusifs. […] Cela n’apporte rien de bon, mais compromet la paix et la stabilité dans la région. Le vrai objectif de la « stratégie indo-pacifique » est de créer une version indo-pacifique de l’OTAN. »
Avant de poursuivre en précisant : « L’Asie-Pacifique est une terre prometteuse pour la coopération et le développement, et non un échiquier des jeux géopolitiques. Depuis toujours, la Chine s’enracine en Asie-Pacifique, et œuvre à son développement et à sa prospérité. » (2)
Les premières évocations (3) de l’Indo-Pacifique remontent très concrètement à 2007, lors de la visite de Shinzo Abe en Inde et à un discours devenu majeur dans l’historicité et la généalogie du concept et des approches politiques et géographiques de l’Indo-Pacifique.
Si le concept Indo-Pacifique a beaucoup fait parler et couler d’encre depuis le milieu des années 2010, il n’en demeure pas moins que la cohérence de son usage se forge dès les années 2000, avec d’une part l’importance du fait maritime dans la politique internationale (en particulier sur des critères de sécurité), et d’autre part la primauté des routes maritimes connectant l’Asie à l’Europe d’un côté, et l’Asie à l’Amérique de l’autre. La question sécuritaire est d’abord celle d’une réponse à des crises naturelles comme le tsunami fin 2004 à la jonction entre les deux océans, puis celle de la menace de la prolifération nucléaire, de la Corée du Nord au Moyen-Orient, contre laquelle les États-Unis de l’administration Bush lancent la « Proliferation Security Initiative », pour imposer des normes et une meilleure surveillance des ports et routes maritimes. Rapidement s’y ajoutent les corollaires de la mondialisation, ainsi que la montée en puissance des pays asiatiques dans la production mondiale : dépendance aux hydrocarbures du Moyen-Orient, piraterie (et besoin de sécurité) dans la zone de Bab-el-Mandeb et au-delà, développement des diplomaties régionales par les puissances asiatiques.
En ce sens, il a beaucoup été question dès le début des années 2000 d’une « stratégie chinoise » dite du « collier de perles », après diverses analyses par des cabinets américains, japonais et indiens, démontrant le développement de facilités portuaires chinoises à capacités duales, depuis la mer de Chine méridionale jusqu’en Afrique. Le lancement de la composante maritime du projet des « nouvelles routes de la soie » (2013) recoupe en très large partie les localisations, prêts et ambitions chinoises depuis près de dix ans plus tôt.
L’Inde, adversaire stratégique durable de Pékin, initie une diplomatie proactive en plusieurs temps (dès les années 1990 — Look East Policy puis Act East Policy) en direction des pays de l’Asie du Sud-Est, afin de s’imposer comme une puissance régionale alternative à l’expansion chinoise. Dans le même temps, Washington intègre dans son dispositif stratégique le poids de l’Inde comme quasi-symétrique à celui de la Chine. Dès la première administration Obama, le choix du désengagement au Moyen-Orient ainsi que la concentration des forces et moyens en Asie s’expriment dans la logique du « pivot vers l’Asie », et par une nouvelle donne dans la politique extérieure des États-Unis, à savoir la « question chinoise ». Enfin, à partir de 2007 apparait le « Quad », nouveau format diplomatique entre quatre démocraties de la région : Japon, Inde, États-Unis et Australie. Le Japon était l’un de ses principaux promoteurs, ses dirigeants souhaitant conforter l’alliance avec les États-Unis, tout en se rapprochant de l’Inde.
La perception de Pékin est celle de la construction d’une architecture et d’alliances « antichinoises ». Par là-même, le concept Indo-Pacifique est porteur de menaces. La Chine se réapproprie ainsi l’idée de l’Indo-Pacifique pour mieux légitimer son supposé encerclement et l’entrave à son rayonnement au-delà de ses propres frontières. En ce sens, le ou les concepts indo-pacifique(s) révèle(nt) en creux l’identité et la culture stratégique chinoise. Alors que l’Indo-Pacifique suggère d’inclure la Chine dans ses processus, Pékin s’y refuse, préférant la stature d’une voie primatiale, celle du centre de gravité de l’Asie, qui elle-même serait au cœur du monde, filiation claire et directe avec la culture et l’histoire impériales chinoises.
Le développement tous azimuts de la Chine en Indo-Pacifique
En Asie, espace privilégié des priorités stratégiques de Pékin, la Chine continue de promouvoir une multipolarité asymétrique au sein de laquelle elle se voit comme la seule grande puissance capable de développer un jeu bipolaire avec les États-Unis (dans tous les domaines : économique, diplomatique et sécuritaire).
L’hégémonie régionale de la Chine est marquée par une montée en puissance des litiges territoriaux, notamment maritimes (mers de Chine orientale et méridionale), avec le Japon et des États d’Asie du Sud-Est; et par le contournement de son enclavement continental (vulnérabilité stratégique), à travers une politique proactive de construction d’infrastructures (gazoducs, oléoducs, ports, réseaux divers) avec la Russie, l’Asie centrale, l’Asie du Sud et du Sud-Est, et de sécurisation de ses approvisionnements terrestres et maritimes.
La Chine cherche avec sa stratégie de « grand pays » (daguo zhanlüe) à consolider sa fragile puissance globale, légitimer son sentiment d’assiégé et combler ses vulnérabilités stratégiques, quitte à redessiner l’ordre mondial. Pour ce faire, Pékin structure fortement l’avenir de son voisinage pluriel, en concurrence avec la présence américaine, le Japon, l’Inde, et secondairement les autres pays occidentaux. Par cercles radio-concentriques partant de son voisinage, en plus d’une logique réticulaire, la Chine a progressivement imposé sa présence dans la totalité de l’espace des deux océans Indien et Pacifique. En d’autres termes, la maritimisation de l’économie et des intérêts de la Chine a accru sa présence et son appétence pour l’Indo-Pacifique.
Non seulement la Chine est désormais tournée non plus uniquement vers sa profondeur continentale, mais toujours plus vers la mer, par sa façade maritime et portuaire, la modernisation de sa composante navale et la projection dans le bassin indo-pacifique de son commerce, de sa diplomatie et de ses technologies.
Plus encore, la Chine est le principal partenaire commercial de la plupart des États du bassin indo-pacifique, faisant du commerce et de l’économie l’un des vecteurs essentiels de la géopolitique régionale. Pékin a diversifié ses partenariats et ses ambitions à travers la diffusion de ses technologies (notamment de ruptures et/ou sophistiquées : IA, 5G, caméra intelligente, etc. dans les pays tiers).
Au regard du fait maritime structurant, la Chine a procédé tout au long des deux dernières décennies à une véritable montée en puissance de ses capacités navales en quantité et en qualité. Dès 2000, la marine est certainement la composante qui a le plus bénéficié des réformes et de l’augmentation constante des budgets de défense depuis les années 1980.
La stratégie navale chinoise prend forme véritablement au moment même du lancement des réformes (1979) et à la promulgation du concept de défense active. Cette dernière est ambiguë. Elle est par définition défensive (pour les approches maritimes et la défense côtière), mais (très) offensive lorsqu’il s’agit de l’occupation et de la prise des îlots en mer de Chine méridionale (MCM) — concernant les Paracels, les Spratleys ou Scarborough, etc.
Très polarisées par la question de Taïwan, les modernisations de l’APL et la politique de défense de Pékin ont développé des moyens très supérieurs (aériens, balistiques et navals) aux forces armées de l’île de Taïwan et suffisants pour infliger des dommages importants aux forces américaines.
De plus, Pékin a largement progressé dans le domaine du déni d’accès en créant une véritable bulle A2/AD depuis le continent (enfouie dans les montagnes) et sur les îles poldérisées et militarisées de manière accrue depuis 2014-2015 en MCM. L’APL poursuit également l’acquisition de missiles intermédiaires à tête conventionnelle capables d’atteindre les bases américaines au Japon ou celle de Guam, plus des programmes de missiles balistiques (DF-21D) ou supersoniques anti-navires à longue portée (4).
Même si la Chine ne dispose pas encore de capital-ship (hors porte-avions à propulsion « classique »)(5), elle dispose d’un très grand nombre de sous-marins, d’imposants bâtiments de combat, d’un programme de porte-avions et des capacités amphibies. Pékin a développé en 20 ans une marine moderne de défense côtière et hauturière, mettant en œuvre tout l’éventail des moyens modernes, du porte-avions et destroyer (type 055) au missile de croisière, en passant par les drones et les sous-marins nucléaires (et anaérobies ou AIP).
Outre le nombre de bâtiments, la marine chinoise a fait de substantiels progrès dans plusieurs domaines (6) : guerre antisurface, guerre antiaérienne et guerre anti-sous-marine. La guerre antisurface s’est nettement consolidée avec l’entrée en service de missiles plus puissants pouvant être lancés depuis la surface, les côtes ou par des sous-marins. La guerre antiaérienne a bénéficié de l’apport de système russe, mais aussi de système de défense inspiré du Crotale français, à courte portée. Enfin, la guerre anti-sous-marine connait une montée en puissance par l’amélioration des aéronefs, des radars et des sonars.
Cette montée en gamme contraste avec le manque criant d’expérience opérationnelle du combat moderne. L’expérience, les savoir-faire et la formation des équipages, des officiers, des chaînes de commandement (en particulier le lien entre marins, officiers mariniers et officiers) soulèvent toujours de nombreuses interrogations. La question de l’usage de la marine de guerre chinoise se pose, notamment en haute mer, loin du bastion stratégique de la mer de Chine méridionale, plus généralement dans le cadre des enjeux maritimes contemporains en Asie, dans le Pacifique sud, l’océan Indien, voire en Méditerranée.
La refonte de son outil militaire et les efforts budgétaires constants (modernisation des armées et professionnalisation) et tous azimuts (marine de guerre côtière à une marine hauturière, le cyber, composantes terrestres et balistique, la partie aérienne et spatiale), la construction d’une bulle A2/AD (Anti-Access/Area Denial) en mer de Chine (en particulier avec la mer de Chine méridionale, véritable bastion stratégique issu d’une victoire militaire en temps de paix) et la maitrise de nouvelles technologies de rupture (IA, robotique, Machine Learning , armes à énergie dirigée, planeurs hypersoniques, drones, etc.) sont autant de paramètres majeurs, changeant la donne stratégique en Asie et plus largement dans les équilibres stratégiques mondiaux. La première base à Djibouti en atteste, tout comme le réseau d’infrastructures portuaires, relais tactiques et logistiques pour les forces armées, de sécurité et diplomatiques.
L’objectif visé par Pékin est celui d’atteindre une parité avec les forces américaines et à terme de les dépasser. Les États-Unis concentrent à eux seuls le modèle inavoué mais fantasmé. L’exercice de normalisation internationale du dernier livre blanc de la défense (2019) n’apportait pas de nouveautés en matière stratégique, mais confirmait les ambitions, les représentations et les inquiétudes de Pékin dans son environnement international et régional.
Les rivalités stratégico-militaires et économiques durables avec les États-Unis continueront de structurer les relations internationales et les choix stratégiques de protection des intérêts vitaux chinois. Le manque de transparence du Parti-État sur les questions de défense et de sécurité, corrélé aux pratiques opaques, sinon d’espionnage, dans le domaine civil et militaire contribuent à amplifier d’une part la course aux armements et la contraction géostratégique dans le bassin indo-pacifique, et d’autre part la méfiance à l’égard de Pékin.
L’APL a considérablement élargi ses missions et son rôle : maintien de la sécurité maritime, aérienne, électromagnétique du territoire chinois, lutte contre le terrorisme, gestion de crise (catastrophe industrielle, naturelle ou sanitaire), opération de maintien de la paix de l’ONU, opération de sécurité internationale.
Le Parti-État, sa base industrielle et technologique de défense (BITD), son influence diplomatique soutiennent de plus en plus l’export de matériels de guerre et d’équipements de sécurité.
Aussi, Pékin s’affirme comme pourvoyeur d’équipements et d’influence dans des pays à fortes connivences avec le régime (Myanmar, Pakistan, Cambodge, Venezuela), mais aussi dans des États africains ou européens.
En ce sens, la Chine est un acteur de poids dans la vente d’armes dans un nombre croissant de pays et pour du matériel toujours plus sophistiqué et varié.
Demain, la Chine et l’Indo-Pacifique : escalade ou conflictualité sous le seuil ?
L’un des objectifs de Pékin en Indo-Pacifique est de perturber les réseaux d’alliance des États-Unis en Asie-Pacifique et dans l’océan Indien, notamment le réseau « Five Eyes ». Le développement économique et diplomatique en Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande ou encore par postes avancés dans le Pacifique sud vise à diluer l’importance américaine et à rendre obsolètes de l’intérieur des architectures dominées par les États-Unis.
Aussi, la montée en puissance des armées chinoises, leur articulation avec des milices et groupes criminels (mafias et crime organisé) induisent une conflictualité polymorphe. Alors que la mer de Chine est un véritable laboratoire stratégique pour Pékin, ses modalités internes (articulation entre les différents acteurs du maritime, pression sur le voisinage, révisionnisme et droit international, dissuasion nucléaire) en cours pourraient s’étendre au-delà.
L’intensification des postures agressives chinoises, en particulier sur mer (pas uniquement, notamment par l’extension des réseaux du crime organisé, prolongement des actions et intentions du régime du PCC) induit une remise en question de la sécurité régionale et une conflictualité sous le seuil, autrement dit de « zones grises » (grey zones). Cet ensemble est étendu et entretenu par le régime afin de déstabiliser les architectures de sécurité et peu à peu promouvoir la puissance chinoise.
À mesure de la montée en puissance de l’influence chinoise dans les institutions internationales (à l’ONU et en dehors de l’ONU), siniser le droit international (en mer comme sur terre) transformerait les rapports de forces et l’ensemble des relations internationales. Inclure Taïwan dans la stratégie maritime permettrait à la Chine d’asseoir sa prééminence en Asie et de gagner une profondeur stratégique majeure pour contester la puissance américaine et à terme l’isoler et la dépasser. C’est la volonté de Pékin et la rivalité majeure de notre temps présent. Pékin, en mémoire des modalités développées par Mao, pratique la guérilla sur mer aux marges de sa structure post-impériale. La mobilisation de la marine chinoise, des garde-côtes, des milices de pêcheurs et des navires commerciaux en mer de Chine pourrait s’étendre au-delà, aux eaux asiatiques, dans le Pacifique et dans l’océan Indien. Finalement, la mer de Chine sert d’espace-test, de laboratoire pour des manœuvres et opérations qui demain pourraient gagner des mers plus lointaines.
Depuis l’administration Trump et la pandémie de Covid, l’image de la Chine a progressivement perdu en attractivité d’une part et son économie a continué de se contracter d’autre part. En ce sens, les difficultés économiques chinoises et le « réveil » stratégique d’un grand nombre d’États de l’Indo-Pacifique font évoluer la posture chinoise dans la grande région maritime. Jamais le risque d’escalade n’a été aussi grand, notamment dans la continuité stratégique de guerre mondialisée depuis l’Ukraine jusqu’à l’Asie (de la péninsule coréenne jusqu’à la mer de Chine/Taïwan) en passant par le Proche et Moyen-Orient.
Si Pékin redoute la guerre, il n’en demeure pas moins que le régime est à l’origine d’une volonté d’imposer ses intérêts en modifiant l’ordre international, dont l’Indo-Pacifique est par continuité géographique le premier espace de ses velléités.
Espace crisogène multiple et complet (haute intensité potentielle, pirateries, criminalités, « zones grises »), l’Indo-Pacifique est devenu un ensemble où les stratégies des grands voisins de la Chine dessinent une politique internationale en miroir des ambitions de Pékin, toujours plus importantes et offensives, mais de mieux en mieux connues et analysées.
Fruit de la rivalité sino-américaine pour le siècle à venir, plusieurs États demeurent en voie de structuration et d’évolution, de l’Inde au Japon en passant par l’Australie et l’Indonésie ou l’Europe (en premier lieu la France). Les réalités stratégiques de la Chine et de l’Indo-Pacifique font que l’histoire se rappelle à nous. C’est la traduction directe d’un changement d’échelle, celui d’une méta-géographie, du poids de l’histoire et du jeu très contemporain des ajustements et des polarisations liés à la rivalité structurelle et systémique sino-américaine.
Ce texte a été initialement publié dans la revue Diplomatie n°78 (grand dossier) – L’indo-pacifique à la croisée des puissances ».
Dans cette interview, Lijia, navigatrice médaillée d’or aux Jeux Olympiques de Londres 2012, raconte son parcours d’athlète de haut niveau. Née avec un léger handicap, elle a surmonté les obstacles grâce à des efforts acharnés, concourant avec les meilleurs de sa génération. Elle décrit la voile comme une discipline qui lui a donné un sentiment d’égalité et un sens à sa vie, surtout après une opération du genou l’ayant empêchée de participer aux Jeux d’Athènes en 2004.
Sa médaille d’or en 2012 reste un souvenir marquant, car la voile n’est pas un sport d’excellence en Chine. Sa victoire a rendu son pays extrêmement fier, étant la première médaille en voile pour la Chine et pour toute l’Asie.
Après des années de compétitions et de victoires, Lijia s’est reconvertie dans les médias. Elle sera présente à Paris et à Marseille pour partager l’atmosphère des JO avec ses compatriotes. Son message : « Venez visiter mon pays pour découvrir l’hospitalité du peuple chinois » ; et à ses compatriotes : « Voyagez et explorez le monde ».
Lijia insiste sur la neutralité des athlètes, leur rôle de compétiteurs et d’ambassadeurs. Elle croit que le sport améliore les relations internationales et unit les peuples autour de valeurs communes comme la paix et la protection de l’environnement.
Lijia nous invite à l’écouter pour en savoir plus.
Crédit musique : Erothyme – Cherry Picking
Jean-Raphaël Peytregnet : Pascal Gentil, pouvez-vous nous parler de votre expérience en Chine ? Avez-vous participé aux Jeux de 2008 ?
Pascal Gentil : Il se trouve que je n’ai pas été sélectionné pour participer aux Jeux de Pékin 2008 à cause d’une blessure survenue un mois avant l’événement. C’est à ce moment-là que je me suis rendu en Chine, où j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme : une Française qui avait appris le mandarin dans une université située près de mon domicile à Aix-en-Provence. Nous sommes mariés depuis 15 ans. Mon fils est né et a grandi en Chine. Au sein de Veolia, j’étais chargé des relations avec les ambassades et les chambres de commerce. En interne, je m’occupais de la sécurité de l’entreprise qui comptait dix mille employés. J’ai également travaillé quatre ans pour le Comité Olympique de Pékin. J’étais chargé de l’intermédiation lors de la venue de la délégation du CIO (Comité International Olympique) en Chine car je parle le mandarin.
Je connaissais toutes les personnes du mouvement olympique comme Thomas Bach, le président du CIO. Je faisais l’interprétation entre les Chinois et le CIO. J’ai passé quatre ans à faire cela pour les Jeux Olympiques et six ans à travailler pour Veolia à Pékin. Entre-temps, j’ai travaillé avec le président du Comité d’organisation des J.O. de Paris 2024, Tony Estanguet. Pour cette raison, je suis rentré en France en août 2014 et y suis resté jusqu’au moment où, en septembre 2017, la candidature de Paris a été retenue. Puis je suis retourné en Chine en janvier 2018.
Jean-Raphaël Peytregnet : Vous étiez-vous déjà rendu en Chine avant 2008 ?
Pascal Gentil : Oui car en tant qu’athlète, je me suis rendu en Chine en 2000 et 2004 pour préparer les Jeux Olympiques de Pékin et me confronter à des athlètes plus grands qu’ailleurs. Or dans certaines régions chinoises, ils sont très grands. Quand on regarde l’équipe nationale de basket masculine ou féminine par exemple, ils sont tous très grands. A l’époque, je me souviens d’une image marquante : j’étais entouré de 30 athlètes chinois tous plus grands que moi. Quand j’ai montré la photo à mes amis de retour en France, ils m’ont dit : « Oh, tu as l’air normal par rapport à eux ».
Jean-Raphaël Peytregnet : Mais parviennent-ils à obtenir de bons résultats ?
Pascal Gentil : Dans mon sport individuel, il y a Liu Xiaojun. Il a remporté le bronze aux J.O. de Londres en 2012. Les Chinois remportent certes beaucoup de médailles car ils sont nombreux et leurs compétitions de sélections sont de très haut niveau, parfois de plus haut niveau que lors de compétitions internationales. Mais aussi, ils s’entraînent six à sept heures par jour, six jours par semaine. Ils s’entraînent beaucoup et obtiennent en conséquence des résultats.
Abhinav Bindra : Chaque province chinoise est très forte et pourrait à elle seule organiser des Jeux Olympiques. Elles ont les infrastructures nécessaires. J’ai bon espoir que l’Inde obtienne l’organisation des J.O. après Brisbane pour 2036. La question n’est pas de savoir si la candidature de l’Inde sera retenue, la question est de savoir quand.
Thomas Mulhaupt : Quelle ville indienne serait candidate à l’organisation des Jeux?
Abhinav Bindra : Je pense que ce sera une décision du conseil d’administration du CIO.
Il n’y a rien d’officiel à ce sujet pour l’instant. Ces J.O. pourraient être organisés dans plusieurs villes en même temps.
Jean-Raphaël Peytregnet: En tant qu’athlète étiez-vous en Chine pour les J.O. de 2008 ?
Abhinav Bindra : Oui, j’y étais. Vous savez, les Chinois sont très forts dans les épreuves de tir avec un niveau de participation qui est incroyable. Une compétition au niveau national est probablement encore plus sélective qu’une compétition internationale tant le nombre d’athlètes de haut niveau est important dans ce pays.
C’est vrai dans ma discipline mais également dans d’autres, comme le taekwondo, le tennis de table et la gymnastique. Ils ont un système unique. Ils détectent les talents à un très jeune âge et les amènent au top niveau.
Pascal Gentil : En Chine, on ne choisit pas sa discipline. Ils vous observent et décident pour vous. Si vous êtes grand, vous serez orienté vers le basket-ball, par exemple.
Abhinav Bindra : Oui, c’est un système unique en Chine. Il est très difficile de le reproduire ailleurs.
Jean-Raphaël Peytregnet : En Chine, le sport est une des composantes importantes du soft power. Remporter des médailles est donc crucial car c’est une manière de démontrer au monde la puissance de son pays.
Abhinav Bindra : En effet, pendant de nombreuses années, la Chine n’a pas obtenu de bons résultats. Pendant une ou deux olympiades, dans les années 70, la Chine n’a même pas participé aux compétitions. Je me souviens qu’en 1985, ils ont remporté leur première médaille d’or en tir. Ce qui a été une grande réussite pour eux.
Thomas Mulhaupt : Et vous-même, qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez remporté votre médaille d’or en 2008, face à des athlètes chinois qui évoluaient devant leur public?
Abhinav Bindra : Le favori était en effet un athlète chinois. L’atmosphère était incroyable, 10 000 spectateurs étaient présents. C’était une compétition très disputée. Gagner ce jour-là a été l’un des plus grands moments de ma vie, mais c’était aussi le résultat de nombreuses années de travail acharné.
Remporter une médaille d’or aux Jeux Olympiques représente l’accomplissement ultime pour un athlète. Mais après avoir obtenu cette médaille, j’ai traversé une période de doute. J’avais atteint mon but mais je ne savais pas quoi faire ensuite. La transition a été difficile, il me fallait retrouver un équilibre.
Pour l’Inde, cette médaille d’or était la première, c’était très important. Je n’étais absolument pas préparé à la suite des événements. Heureusement, les réseaux sociaux n’existaient pas à l’époque, sinon les choses auraient pu être totalement différentes. Mais ce fut le plus grand moment de ma carrière.
Jean-Raphaël Peytregnet : Vous dites que vous avez atteint votre objectif avec cette médaille d’or. Mais vous avez quand même continué ?
Abhinav Bindra : La transition a été difficile car en tant qu’athlète vous êtes motivé par un objectif unique. Pendant 15 ans, ma vie a consisté à atteindre ce but. Après Pékin, avec ma médaille d’or en poche, j’étais perdu. Accomplir une telle performance est très épuisant émotionnellement et physiquement. Je pense que nous avons besoin de temps pour retrouver un équilibre et l’énergie nécessaire. A la suite des Jeux à Pékin, je n’avais aucune assurance de mes résultats futurs et si j’allais remporter de nouvelles médailles. Ce sentiment est propre à tout sportif. Cela m’a pris un an pour me remettre et pour retrouver la même énergie. J’ai participé à la suite à deux autres olympiades.
Pascal Gentil : Deux autres olympiades ? Cela équivaut à 8 années.
Abhinav Bindra : Oui, j’ai terminé ma carrière en 2016 aux J.O. à Rio. C’était une bonne manière de mettre fin à 22 années d’efforts. C’était fantastique, maintenant que je regarde en arrière, je pense non pas à ce que j’ai accompli mais plutôt à ce que le sport m’a apporté dans mes relations, avec mes parents, avec mes concurrents et mes entraîneurs qui sont devenus comme une famille pour moi. Ce sont des souvenirs que je garderai avec moi pour toujours. Avoir obtenu cette médaille est évidemment fantastique. Elle est accrochée au mur, mais je ne sais pas trop quoi en faire. Ce qui est important, c’est ce que l’on gagne au travers de cette médaille en tant que personne, en tant qu’être humain, au regard des objectifs que l’on s’est fixés.
Le sport est unique car il vous apprend à gagner mais aussi à perdre. L’échec est un formidable moteur pour vous renforcer.
Pascal Gentil : C’est ce que je dis toujours : l’échec est la clé du succès.
Abhinav Bindra : Exactement, il s’agit d’apprendre à échouer pour mieux rebondir.
Pascal Gentil : En France, on valorise le succès et on oublie l’échec, alors que c’est pourtant un élément essentiel de la réussite et de la progression. Tu as obtenu la médaille d’or à Pékin en 2008, puis tu as participé aux J.O. de Londres et obtenu la quatrième place aux Jeux De Rio de 2016. Si tu n’avais pas remporté cette victoire à Pékin, penses-tu que cela aurait eu une conséquence sur ta participation aux olympiades qui ont suivi ?
Abhinav Bindra : La tension était plus forte pour Londres et j’ai échoué. Rio était pour moi un succès malgré ma 4e place, car le niveau était très élevé. C’était une bonne compétition. Pékin m’a privé d’une année de solide préparation à cause de ce vide que j’ai ressenti après ma victoire. Je pense que lorsque tu perds, oui tu es déçu mais tu retournes quand même rapidement à la compétition.
Pascal Gentil : Je n’ai jamais gagné l’or aux J.O., mais je suis quand même resté motivé. J’ai commencé le taekwondo à l’âge de 18 ans. A cette époque, les gens autour de moi disaient que c’était trop tard pour commencer une carrière sportive, mais j’ai prouvé qu’ils avaient tort. Je n’avais même pas encore commencé que l’on me disait que je n’y arriverais pas. Au final, après deux ans, j’ai gagné le championnat d’Europe et je suis arrivé deuxième aux Mondiaux. On m’a dit la même chose quand j’ai voulu me lancer dans la mode, que j’étais trop grand, pas assez mince. Au final, j’ai fait une publicité pour la marque de montres Hublot ainsi que pour Clarins Cosmetics Worldwide. La clé du succès, c’est de rêver grand et de travailler dur. Lorsque vous avez atteint votre objectif, vous devez trouver un nouveau défi à relever.
Thomas Mulhaupt : Aujourd’hui, la santé mentale est un sujet central dans le sport de haut niveau. Cet aspect est encore amplifié par l’apparition des réseaux sociaux. Durant vos carrières respectives, comment gériez-vous l’impact de vos succès et de vos échecs sur votre mental ?
Abhinav Bindra : Tous les gens pensent que les athlètes sont forts mentalement, mais avant d’être un athlète on est d’abord un humain. Nous sommes aussi vulnérables que n’importe qui d’autre, voire davantage. Nous sommes constamment face à nos réussites et nos échecs. Nous nous entraînons énormément, nous devons récupérer à la fois physiquement et mentalement. Nous sommes confrontés à des attentes et à une pression constante, ce qui peut être épuisant sur le plan mental.
Pascal Gentil : Le sport nous donne cette opportunité de nous surpasser.
Thomas Mulhaupt : De plus, à très haut niveau, vous deviez constamment repousser vos limites.
Abhinav Bindra : Oui, c’est un défi permanent. Les personnes très performantes perdent parfois leur équilibre dans la vie.
Pascal Gentil : Nous devons penser à la vie après le sport, comment retrouver une vie normale, gérer les sponsors, savoir vendre son image sans oublier la famille. Nous ne sommes pas des professionnels, il faut donc tout concilier en subissant beaucoup de pression. Mes sponsors ne me donnent de l’argent que si je gagne et donc je dois absolument gagner.
Jean-Raphaël Peytregnet : Quels ont été les soutiens officiels du gouvernement ?
Pascal Gentil : Nous avons eu quelques aides, comme pour les frais d’hébergement et de déplacement, mais nous avons dû trouver de l’argent supplémentaire pour subvenir à nos besoins.
Abhinav Bindra : En Inde, j’ai reçu du soutien après ma victoire, mais avant cela, c’était difficile. C’est mieux maintenant, mais c’est toujours axé sur certains sports. Le défi est de subvenir à ses besoins en dehors du milieu sportif. Au début, tout reposait sur le compte bancaire de mes parents, mais une fois que j’ai remporté des victoires, j’ai commencé à obtenir une aide financière du gouvernement.
Pascal Gentil : Dans mon cas, mes parents ne pouvaient pas me soutenir financièrement. J’ai travaillé dans un restaurant pour financer ma formation.
Thomas Mulhaupt : En France, certains athlètes ont des emplois dans l’administration (police, douane) pour soutenir leur entraînement. Est-ce le cas également en Inde?
Abhinav Bindra : C’est pareil en Inde. C’est important pour nous athlètes d’avoir une qualification professionnelle pour pouvoir accomplir une transition plus simple du sport vers autre chose. Les aides financières ne sont jamais durables. En Inde, nous avons beaucoup de jeunes athlètes mais peu d’entre eux parviendront à faire une carrière professionnelle. C’est la loi du sport.
Qu’arrivera-t-il à ces jeunes qui ont échoué ? Auront-ils par la suite une bonne vie ? Je pense qu’il faut promouvoir l’idée qu’il faut avoir un certain degré de qualifications professionnelles autres que sportives au préalable. Le sujet d’intérêt principal doit rester le sport et s’entraîner mais peut-être est-il aussi nécessaire de consacrer une heure ou deux à certains programmes de formation qui permettront à l’athlète en question de rebondir après le sport, d’avoir un avenir professionnel.
Pascal Gentil : En tant qu’athlète nous développons beaucoup de “soft skills”: savoir parler, apprendre des langues étrangères, qui peuvent s’avérer très utiles si vous travaillez dans une entreprise, au sein d’une équipe. Certains athlètes ne réalisent pas que ce sont des compétences nécessaires à acquérir s’ils veulent être utiles à la société.
Abhinav Bindra : Je souhaite revenir sur un point : l’échec. Il est important que la société arrête de mépriser autant l’échec, y compris dans le sport. Dans quelques semaines, vous allez avoir les J.O. à Paris avec 15 000 athlètes et seulement 300 d’entre eux repartiront avec une médaille d’or. Qu’adviendra-t-il des autres ? Ce n’est pas parce qu’ils ne repartent pas avec une médaille d’or qu’ils ont échoué pour autant. Participer aux Jeux est déjà très compliqué. La façon dont nous considérons l’échec n’est pas la bonne : l’échec sème les graines du succès.
Pascal Gentil : Aux Etats-Unis c’est différent, l’échec est une bonne chose. L’échec ne les dissuade pas de donner à leurs athlètes une seconde chance, voire une troisième, etc.
Thomas Mulhaupt : Vous avez tous les deux participé à tous types de compétitions nationales et internationales. Comment définiriez-vous la différence entre les Jeux Olympiques, la reine des compétition, et les autres types de tournois?
Abhinav Bindra : Je pense que les Jeux Olympiques sont la compétition sportive la plus “romanesque”, l’objectif ultime. Mais je pense que ce qui les rend difficiles pour les athlètes, c’est leur fréquence, une fois tous les quatre ans. Les athlètes travaillent dur pour parvenir au sommet dans une épreuve qui se déroule en un seul jour et même pour certains sports, en quelques secondes. Cela rend ces Jeux très excitants, l’attention du monde entier se porte sur toi.
Pascal Gentil : Être le champion de son sport, c’est quelque chose d’intime : tu es à la table des meilleurs, car tu es l’un des meilleurs.
Abhinav Bindra : Le moment que je n’oublierai jamais est lorsque j’étais à mes premiers Jeux à Sydney : j’avais 17 ans. On a vu les sœurs Williams, avec mon coéquipier. Nous sommes allés les voir et leur avons dit que nous voulions prendre une photo avec elles, mais que nous n’avions pas emporté avec nous notre appareil photo. Nous leur avons demandé d’attendre pendant que nous allions le chercher dans notre chambre. Nous sommes revenus et au moment de prendre la photo, nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait pas de pellicule. Nous leur avons donc demandé, sans y croire, de nous attendre à nouveau. Et à notre plus grande surprise et notre plus grand bonheur, elles étaient toujours là! Elles nous avaient attendus et on a pris les photos! C’est aussi ça l’esprit olympique, ce n’est pas seulement monter sur le podium.
Tout le monde vient pour s’affronter mais une harmonie demeure entre chacun de nous, une amitié et un respect. C’est une grande leçon d’humanité.
Thomas Mulhaupt : Durant l’Euro de football, certains joueurs français se sont publiquement exprimé dans le cadre des échéances législatives françaises. Selon vous, est-ce aussi le rôle d’un sportif de se d’exprimer ses opinions politiques pour influencer l’opinion publique?
Abhinav Bindra : Je suis en faveur de la liberté d’expression en tant qu’être humain mais je pense que les Jeux Olympiques ne s’y prêtent pas dès lors qu’ils symbolisent l’unité et la paix. Il est nécessaire de rester neutre, au risque de faire du sport une plate-forme politique, ce qui n’est pas souhaitable. Libre à vous de faire ce que vous voulez en dehors du terrain de jeu.
Pascal Gentil : J’ai eu l’occasion d’accueillir a semaine dernière, Tommie Smith, l’athlète qui avait levé son poing sur le podium des J.O. de Mexico en 1968 pour protester contre les discriminations dont étaient victimes les Afro-américains dans son pays, les Etats-Unis. Je suis tout à fait d’accord avec toi sur le fait que le terrain de jeu doit rester neutre pour nous. Mais mon travail m’a donné cette opportunité de rencontrer cette grande figure de l’athlétisme, et nous avons passé presque une semaine ensemble, avant qu’il ne rentre dans son pays. Il sera de retour en France dans deux semaines. Il nous encourage à agir à tous les niveaux. A notre niveau, on peut tous faire quelque chose pour inverser le cours des choses. C’est ce que j’ai dit hier à mes amis sportifs par rapport à la situation politique qui se pose actuellement en France.
Jean-Raphaël Peytregnet : Vous avez chacun marqué l’histoire de votre sport dans votre pays. Votre carrière a-t-elle eu un impact dans sur les jeunes générations ?
Abhinav Bindra : Oui. Par exemple, la pratique du tir s’est vraiment développée. Quand j’ai commencé à concourir au niveau national, il y avait environ 200 athlètes en compétition. Et la plupart d’entre eux ont participé aux Jeux en 2008. Et aujourd’hui, si vous vous rendez à nos championnats nationaux, vous verrez environ 15 000 jeunes qui participent. C’est devenu un sport très important dans tout le pays. Davantage d’infrastructures ont été développées. L’équipe de tir reste très forte. Il y a beaucoup de talents en Inde.
Pascal Gentil : Concernant votre question sur les nouvelles générations, je pense toujours au moment où j’ai commencé le taekwondo, j’avais 18 ans en 1991. Neuf ans plus tard, je participais aux Jeux Olympiques. J’y ai rapporté ma première médaille. Quatre ans plus tard, j’ai gagné une autre médaille olympique. Pour Pékin, j’ai été blessé un mois avant les Jeux. J’ai arrêté ma carrière en mai 2009. J’ai ensuite pris l’avion pour la Chine, j’ai tenu une conférence de presse et j’ai parlé aux médias. J’ai dit : « J’espère que vous continuerez à vous intéresser au taekwondo ». Aujourd’hui, en France, quand on parle de taekwondo, mon nom est associé à la discipline. Mon souhait est qu’à Paris, nous gagnions une médaille d’or. Nous n’avons pas eu de médaille d’or depuis ma médaille de bronze à Athènes. Les hommes n’ont plus gagné de médailles d’or, tandis que les femmes ont triomphé en 2008, 2012, 2016, et 2021. Aujourd’hui, nous avons deux championnes du monde médaillées d’or, classées première et deuxième au niveau mondial. Elles peuvent remporter la médaille d’or.
Les hommes sont bons, mais nous combattons dans des catégories plus légères, comme les 58 kg et les 68 kg, qui sont très relevées. Les athlètes asiatiques sont très bons dans ces deux catégories. J’ai beaucoup aidé à développer mon sport, en trouvant des sponsors et en m’engageant politiquement pour le promouvoir. Le prince Albert de Monaco est venu assister à mes matchs.
Je suis allé partout pour promouvoir le taekwondo : dans les prisons, les écoles. La société est davantage connectée aux réseaux sociaux aujourd’hui. Les athlètes se concentrent davantage sur les réseaux sociaux et font leur propre promotion, même s’ils n’ont pas gagné.
J’ai toujours voulu mettre sur le devant de la scène mon sport, pas uniquement ma personne. Le taekwondo était la seule fédération sans président, j’ai fait pression pour qu’il y en ait un. Nous en avons un maintenant, un mois avant les J.O.
J’ai fait beaucoup pour mon sport et je continuerai à le soutenir. J’ai été nommé pour le prix de l’intégrité sportive par le CIO, j’ai été ambassadeur du Comité olympique de Paris 2024, et j’ai fait bien d’autres choses encore. Je veux que ces Jeux soient un succès et pour cela tout le monde doit être impliqué. J’ai travaillé avec Aéroports de Paris (ADP), pour engager des volontaires pour les Jeux Olympiques et Paralympiques. Nous nous préparons à accueillir les athlètes, en veillant à ce que nos installations soient prêtes. Ces Jeux Olympiques sont l’occasion de nous améliorer dans l’accueil des athlètes. C’est un grand défi, mais un bon défi, tout comme le fait d’être un athlète.
Thomas Mulhaupt : Pour les Jeux futurs, comme ceux potentiellement pour l’Inde en 2036, Abhinav, souhaitez-vous aussi être impliqué ?
Abhinav Bindra : Absolument. Je trouve qu’il est très important de rendre au sport ce qu’il vous a donné. J’ai participé à la commission des athlètes du CIO, en me concentrant sur la santé mentale et la prévention. Je travaille beaucoup avec ma fondation pour promouvoir la pratique du sport en Inde. Nous travaillons dans trois domaines, le premier au niveau de la prise en charge. Nous offrons des bourses à 230 jeunes athlètes dans le cadre du programme appelé STEAM. Nous intégrons la science, la technologie, l’ingénierie dans l’entraînement des athlètes et leur proposons des programmes de médecine sportive.
Nous offrons 100 opérations chirurgicales gratuites pour les athlètes blessés, car il y a beaucoup d’athlètes blessés qui n’ont nulle part où aller. Nous nous concentrons également sur l’éducation, en créant un écosystème autour des athlètes. L’un de nos principaux programmes est celui qui concerne l’éducation aux valeurs olympiques, qui promeut l’activité physique et le développement du caractère. Il est mis en œuvre dans 60 000 écoles en Inde, et touche 12 millions d’enfants.
Ce programme a eu un impact important, notamment en incitant davantage de filles à pratiquer une activité sportive. Car dans les écoles en Inde, les filles ne prennent pas part au sport. Quand nous avons commencé le programme, nous avons été confrontés à ce problème. Ainsi nous faisons des équipes mixtes, les garçons ont d’abord résisté, mais ils se sont vite rendu compte que les filles étaient très capables. Cela a eu un impact positif, notamment sur les équipes féminines de football, 64 écoles ont des filles, qui sont souvent capitaines de leurs équipes et la plupart ont été choisies par des garçons. Cela demande beaucoup d’énergie et de temps, mais c’est aussi très motivant et cela me passionne.
Jean-Raphaël Peytregnet : Pendant les Jeux Olympiques, l’esprit des Jeux est lié à la paix. Que pensez-vous de cela, d’autant plus que vos sports, le taekwondo et le tir, peuvent être perçus comme violents ou martiaux?
Abhinav Bindra : Le tir ne répond pas aux critères d’un sport de combat. Le tir sportif vise un objectif pacifique car c’est un sport qui fait appel à la méditation. Les Jeux Olympiques promeuvent la paix et l’unité, car ils rassemblent toutes les nations, quelles que soient leur origine, leur culture ou leur situation politique. Les athlètes se rassemblent au même endroit dans l’unité autour de valeurs communes.
Pascal Gentil : Je me suis concentré sur le soutien aux personnes en raison de mon éducation. En tant qu’ambassadeur de la paix dans le sport, je promeus la paix partout dans le monde. Récemment, nous nous sommes rendus en Arabie saoudite pour promouvoir la paix par le biais du forum « Peace and Sport » avec le pentathlonien Joël Bouzou et le footballeur Didier Drogba.
Bien que nous pratiquions des sports très intenses et spectaculaires, nous nous comportons de manière respectueuse. Le respect envers nos adversaires est crucial car, sans eux, il n’y a pas de match. On ne peut pas s’entraîner complètement seul, on a besoin de partenaires pour tenir les cibles que nos coups doivent atteindre et pour s’entraîner. Le travail d’équipe est essentiel, même si le public ne voit souvent que l’individu sur le podium. Il faut apprendre à rester humble.
Thomas Mulhaupt : Quelles sont vos attentes et vos pronostics pour ces Jeux en France ?
Abhinav Bindra : Je pense que les sports indiens se développent continuellement et que nous verrons des améliorations significatives dans le nombre de nos médailles. Historiquement, l’Inde n’a pas un palmarès olympique exceptionnel, mais je suis optimiste et je pense que nous dépasserons nos performances passées et que nous obtiendrons un nombre de médailles à deux chiffres. Les Jeux de Paris seront un spectacle visuel sans précédent, avec des épreuves se déroulant dans des lieux emblématiques de la ville. Tout cela sera unique et plus inclusif.
Pascal Gentil : Les Jeux seront en effet inclusifs, avec une parité hommes-femmes parmi les athlètes. C’est un grand pas en avant pour l’égalité. De plus, l’innovation consistant à organiser le marathon pour tous et d’autres épreuves dans des lieux emblématiques rendra ces Jeux inoubliables. L’inclusivité et la parité hommes-femmes de ces jeux constituent un précédent.
C’est un message positif qui s’inscrit dans les mouvements mondiaux en faveur de l’égalité. Le marathon, par exemple, aura le même parcours et la même distance pour les hommes et pour les femmes, avec des ajustements en fonction des conditions météorologiques, ce qui en fait une expérience unique. Dans le cadre de mon rôle au sein d’ADP Paris, je suis ravi d’accueillir tous les athlètes et toutes les délégations. Depuis l’arrivée de la flamme olympique à Marseille, l’enthousiasme et le soutien pour les Jeux n’ont cessé de croître.
C’est la première fois que des épreuves comme le marathon se dérouleront dans des lieux aussi célèbres. La cérémonie d’ouverture aura lieu en plein air, le long de la Seine, ce qui en fait les premiers Jeux Olympiques avec une cérémonie en plein air. Pour les athlètes français, le fait de concourir à domicile sera pour eux un immense soutien, cela peut considérablement améliorer leurs performances. La mise en place des sites de compétition, comme l’escrime près de la tour Eiffel, sera spectaculaire.
Cet enthousiasme se reflète dans la communauté française, dont les membres attendent ces Jeux avec impatience. Il s’agit d’un changement important par rapport aux Jeux récents où les athlètes devaient partir immédiatement en raison des restrictions imposées par le COVID-19, comme Tokyo 2021 et Pékin 2022.
Pour ces Jeux de Paris, les athlètes et le public pourront rester sur place et les célébrer ensemble, créant ainsi une atmosphère festive. La fête d’adieu qui suivra la cérémonie de clôture sera un autre moment fort, qui permettra aux athlètes de célébrer ensemble leurs exploits.
Jean-Raphaël Peytregnet : Comment seront suivis les Jeux en Inde ?
Abhinav Bindra : L’engouement de l’Inde pour ces Jeux sera considérable. Nous nous attendons à une forte participation des touristes et des supporteurs indiens, et les Jeux seront largement diffusés en Inde. De nombreux Indiens suivront les Jeux de près, avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme. Même à Tokyo, l’intérêt a été immense, et nous nous attendons à ce qu’il le soit encore plus pour Paris 2024.
Par ailleurs, je pense que les Jeux Olympiques de Paris 2024 seront une rencontre de l’humanité pour promouvoir la paix. Il ne s’agit pas seulement de sport, mais aussi de découvrir la ville de Paris, son histoire, sa culture et son art.
Jean-Raphaël Peytregnet : les Jeux vont être rediffusés en Inde ?
Oui, et la présence d’une Maison de l’Inde aux Jeux stimulera également l’engagement de chacun. Nous nous attendons à une forte participation des touristes et des supporteurs indiens, et les Jeux seront largement diffusés en Inde. De nombreux Indiens suivront les Jeux de près, avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme. L’engouement de l’Inde pour ces Jeux sera considérable. Même à Tokyo, l’intérêt a été immense, et nous nous attendons à ce qu’il le soit encore plus pour Paris 2024.
Jean-Raphaël Peytregnet : Abhinav, avez-vous un message en particulier concernant les Jeux ?
Abhinav Bindra : En effet, les Jeux Olympiques de Paris 2024 seront une rencontre de l’humanité pour promouvoir la paix. Il ne s’agit pas seulement de sport, mais aussi de découvrir la ville de Paris, son histoire, sa culture et son art.
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Pascal Gentil (YL 2018 France-Chine) est un ancien taekwondoïste français, connu pour ses nombreux succès en compétition internationale. Il remporte deux médailles de bronze aux Jeux Olympiques, en 2000 à Sydney et en 2004 à Athènes, dans la catégorie des plus de 80 kg. Pascal Gentil est double champion d’Europe, médaillé d’or en 1994 et en 1998, ainsi que champion du monde en 1997 et 2001. En plus de sa carrière sportive, il est engagé dans diverses activités médiatiques et humanitaires. Il est souvent invité en tant que consultant sportif et participe à des actions pour promouvoir le sport et l’éducation auprès des jeunes. Pascal Gentil est aujourd’hui chargé de missions Jeux Olympiques et Paralympiques au sein du Groupe ADP.
Abhinav Bindra (YL 2023 France-Inde) est un ancien tireur sportif indien, reconnu pour ses performances exceptionnelles en tir à la carabine. Il remporte la médaille d’or aux Jeux Olympiques de 2008 à Pékin dans l’épreuve de carabine à 10 mètres, devenant ainsi le premier Indien à gagner une médaille d’or individuelle aux Jeux Olympiques. Abhinav Bindra a également remporté de nombreuses médailles dans d’autres compétitions internationales, y compris les Championnats du monde et les Jeux du Commonwealth. En plus de sa carrière sportive, il est engagé dans diverses activités philanthropiques et entrepreneuriales. Il a fondé l’Abhinav Bindra Foundation, qui vise à promouvoir le sport et le bien-être des athlètes en Inde.
Jean Raphaël Peytregnet : Vous avez passé une longue partie de votre carrière en Asie, notamment à Singapour.
Clément Schwebig : Oui, j’ai en effet passé ces douze dernières années en Asie, entre l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est. J’étais jusqu’à récemment Président de la région Asie pour le groupe américain Warner Bros. Discovery. Début 2024, j’ai pris la direction de la région Europe de l’Ouest et Afrique. Nos activités dans la région sont multiples : distribution de notre catalogue de films américains et locaux, développement de notre plateforme de streaming Max récemment lancée en France et la gestion de nos chaînes de télévision dont, pour n’en citer que quelques-unes, Cartoonito, Discovery +, TLC et bien sûr Eurosport.
Il faut s’attendre à une forte implication du groupe Warner Bros. Discovery et de sa chaine Eurosport dans la diffusion des J.O. de Paris 2024 ?
Warner Bros. Discovery est détenteur officiel des droits de diffusion des Jeux Olympiques en Europe jusqu’en 2032, des droits que nous sous-licencions aux opérateurs publics locaux comme France Télévision en France.
Via notre chaîne Eurosport, nous allons diffuser cet événement dans 47 pays européens, dans 19 langues différentes. Pour ce faire, nous allons déployer un dispositif assez impressionnant à Paris pour couvrir les J.O. avec des présentateurs et des commentateurs originaires de tous les pays participant à ces épreuves.
Toutes les épreuves seront retransmises via Eurosport sur notre plateforme de streaming Max où nous couvrirons 3 800 heures d’épreuves en direct, ce qui est unique. Nous aurons jusqu’à 62 canaux de diffusion en simultané avec en moyenne une vingtaine de compétitions en parallèle. Nous serons la seule destination pour l’intégralité des J.O. et couvrirons chaque minute, chaque médaille et chaque record
Il devrait y avoir 38 pays et territoires (Hong Kong, Taipei chinois) asiatiques qui participeront aux J.O. Vous avez vous-même une riche expérience en Asie.
J’ai d’abord passé une dizaine d’années en Europe de l’Est et du Sud. Ensuite je suis parti en Inde pour développer les activités média du grand groupe allemand de communication Bertelsmann, où j’ai passé un peu de temps pour lancer des chaînes de télévision.
J’ai ensuite été appelé par le groupe Time Warner et suis allé à Hong Kong où j’étais responsable de nos activités cinéma, séries, parc d’attraction et jeux vidéo. J’ai ensuite ouvert et dirigé le bureau de Shanghai de 2012 à 2018, période durant laquelle nous avons connu un fort développement dans ce pays. L’Asie en général était un terrain très propice à nos activités avec une belle dynamique. L’Inde en particulier est un pays très créatif. On pense tout de suite à Bollywood bien sûr. Warner Bros. Discovery est un acteur assez important dans le pays via Discovery et nos chaînes jeunesse, avec des propriétés intellectuelles connues de tous les jeunes Indiens. Et j’ai enfin pris la présidence du groupe intégré à Singapour dont nous avons fait notre siège social, il y a cinq ans de cela.
Aujourd’hui vous êtes basé en France. Cela veut-il dire que vous avez tourné la page Asie ?
Non, non, je n’ai pas tourné la page. Je suis toujours membre du conseil d’administration de certaines entreprises en Asie. Je me suis fortement engagé dans le paysage médiatique asiatique. J’ai ainsi été le président de l’Association des médias en Asie, ce qui m’a amené à représenter de
très nombreuses entreprises, comme Disney, Netflix, mais aussi NTT Docomo et Reliance, CJ en Corée, toutes regroupées autour de la lutte contre le piratage, de la promotion de certaines lois auprès de gouvernements locaux et des copyrights de production. J’ai été aussi président des Asian Academy Awards qui sont les Oscars asiatiques. Une organisation importante qui oeuvre pour la promotion de la créativité audiovisuelle et cinématographique en Asie.
Aussi avec une dimension autour de la transition énergétique, n’est-ce pas ?
Oui, mais en ce qui concerne la production, ce n’est pas évident, surtout en Asie. C’était en effet un chantier que j’avais lancé mais qui pour être très honnête, était un peu loin des considérations des sociétés de production, comme aux Philippines par exemple. Il s’agissait donc plus d’une idée, d’un projet, que d’une réalisation.
Cela tombe bien que vous abordiez le sujet de la créativité car dans ce que j’avais pu lire à votre sujet, vous vous disiez fasciné par la créativité asiatique et que vous souteniez le développement des productions coréennes en train de conquérir le monde, de même que pour la Thaïlande et le Vietnam. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Tous les pays d’Asie sont riches de créativité, avec de nombreux récits et légendes, une mythologie qui suscite l’imagination. Toutefois, on y a souvent trouvé comme limite une profondeur de marché qui ne leur permettait pas vraiment d’investir dans la production de qualité.
Ce, jusqu’à ce que certains pays, comme le Japon avec les mangas animés ou la Corée avec les sitcoms (séries télévisées) coréens, arrivent à faire voyager leurs créations, et donc à les faire consommer non seulement dans leur pays mais aussi en dehors. Aujourd’hui les productions coréennes sont consommées à la fois en Asie et aux Etats-Unis. Il y a là un vrai phénomène de consommation de séries, de contenus coréens, qui s’exprime de manière très forte. L’Inde n’a jamais énormément exporté ses contenus mais c’est un marché qui est tellement important en soi qu’il se suffit à lui-même. S’agissant de l’Asie du Sud-Est, c’est surtout la Thaïlande et Taïwan qui exportent beaucoup leurs productions qui se distinguent par leur qualité et la profondeur de leurs récits. Les productions
thaïlandaises, en particulier, résonnent beaucoup dans leur narration avec les récits d’Asie du Sud-Est. Elles profitent d’un esthétisme qui s’exporte facilement. Ce sont donc ces deux pays, la Thaïlande et Taïwan qui émergent comme des plateformes de création de contenus facilement exportables. Pour le Vietnam, c’est moins évident, parce que la production reste très local encore.
Ce que vous nous dites témoigne de votre très riche expérience de l’Asie. Avez-vous cherché à exploiter cette connaissance que vous avez de l’Asie et du domaine particulier auquel vous vous intéressez ?
Pas à court terme, parce que j’ai un cahier des charges assez important dans toutes les activités que j’ai à l’heure actuelle. Mais je suis sûr que le moment se présentera. Notamment le jour où la Fondation France-Asie s’intéressera à l’Asie Sud-Est, à partir de Singapour. En fait, on ne tourne jamais une page surtout quand on a passé, comme moi, 22 ans en dehors de France, dont douze années en Asie. Mais je n’y ai pas de responsabilités particulières à l’heure actuelle.
Vous parlez de beaucoup de pays d’Asie, mais peu de la Chine. Comme vous le savez sans doute, la Chine est très active en Afrique et étant donné que vous couvrez aussi ce continent, j’aimerais recueillir vos commentaires à ce sujet.
La Chine, est un pays très dynamique où nous avons développé des propriétés intellectuelles chinoises, notamment avec Tencent, à partir de notre bureau de Shanghai pour le marché chinois. Les médias étrangers y ont une place mais celle-ci est relativement limitée avec des quotas stricts de films étrangers. Dans les années 2010 la Chine tenait une place extrêmement importante dans le box-office mondial, ça l’est moins aujourd’hui de ce fait.
Pour revenir à Warner Bros. Discovery, y a-t-il des pays d’Asie où le groupe est plus implantée que dans d’autres ?
Historiquement, nous sommes très présents en Inde, surtout dans le linéaire avec nos chaînes de télévision. Plus largement, les activités de distribution de films en Asie remontent à de nombreuses années et fait partie du socle de l’activité que nous avons dans la région. Et au fil des années sont venues s’ajouter des chaînes de télévision que l’on gère soit à l’international, soit au niveau local.
Par ailleurs, nous réalisons des parcs d’attraction, des jeux vidéo, et plein d’autres choses qui tournent autour de la propriété intellectuelle en Asie.
Le contenu qui sera diffusé durant les J.O. de Paris 2024 sera-t-il vendu à des pays d’Asie ? Sont ils intéressés par vos productions pendant toute cette période ?
Non, les droits des J.O sont octroyés pays par pays par le Comité International Olympique (CIO). Nous avons obtenu les droits de diffusion seulement pour l’Europe.
Le sport est-il un gros marché s’agissant de l’Europe et de l’Afrique ?
Oui, le sport en général et surtout les Jeux Olympiques, qui sont un des événements sportifs les plus regardés dans le monde avec plusieurs milliards de téléspectateurs.
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Président Europe de l’Ouest et Afrique chez Warner Bros. Discovery et YL France-Chine 2018, cela fait 22 ans que Clément Schwebig travaille dans le secteur des médias et du divertissement. Après ses études en France, il a intégré RTL Group chez qui il a fait ses armes dans le secteur des médias et du divertissement en Europe puis en Inde (installation de chaînes hertziennes dans les Balkans, lancement d’American Idols en Europe de l’Est, lancement de groupes de médias intégrés en Grèce…).En 2013, il a rejoint Warner Media pour lequel il a endossé pendant 10 ans plusieurs rôles de direction en Inde, en Chine à Hong-Kong et Singapour avant de devenir Président de la zone Asie puis Directeur général Europe de l’Ouest et Afrique en octobre 2023 pour Warner Bros. Discovery. Cet investissement s’exprime au-delà de ses fonctions par un engagement pour l’industrie, à l’image de la présidence des Asian Academy Creative Awards, l’équivalent des Oscars en Asie.
Pour vous offrir une perspective éclairante sur la perception des actions climatiques en Chine et en France, nous vous proposons une analyse réalisée par Irène Hors, responsable de la France China Climate Initiative et cofondatrice de la Fondation France-Asie, en collaboration avec Séverine Bardon, Associée pour la France China Climate Initiative et ancienne journaliste en Chine.
Cette étude, menée en 2023, compare les points de vue des médias français et chinois sur les initiatives climatiques de chaque pays. Elle met en lumière des différences notables dans la manière dont ces actions sont perçues et rapportées.
Pour découvrir les principales conclusions de cette analyse, nous vous invitons à lire la synthèse dans la revue Nouveaux Regards de la Fondation, ou à accéder à la version complète ci-dessous.
FCF Report_Crossed Perceptions on Climate Action
Les conclusions de cette étude ont fait l’objet d’une publication sur le site de l’Institut Montaigne, en français et en anglais.
Elles ont également été présentées lors de conférences internationales:
– le 5 octobre 2024 à Bruxelles, dans le cadre de l’European Guanxi Youth Conference.
– le 12 décembre 2024 à Shanghai, dans le cadre du 4ème Forum franco-chinois sur la neutralité carbone.

Propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet
Jean-Raphaël Peytregnet : Vous êtes l’un des deux commissaires français de l’exposition « Chine, une nouvelle génération d’artistes » qui se tient actuellement au Centre Pompidou jusqu’au 3 février 2025. La dernière exposition, « Alors, la Chine ? » organisée par ce même musée, et elle aussi consacrée à l’art contemporain chinois, remonte à 2003. Pourriez-vous nous parler des spécificités de cette nouvelle exposition, notamment en comparaison avec celle d’il y a 20 ans ?
Paul Frèches : Pour moi ainsi que pour l’autre commissaire de l’exposition, Philippe Betinelli, Conservateur au Musée National d’Art Moderne (MNAM), cela a vraiment été l’un des éléments fondamentaux de notre réflexion initiale. Que pouvait-on apporter, 20 ans après cette exposition marquante, dans un monde tout à fait différent, où le Centre a depuis considérablement renforcé ses liens avec la Chine au travers de son partenariat avec le West Bund Museum Project à Shanghai ? Que pouvait-on raconter de nouveau ? Ce n’était pas une question simple. Lorsque nous nous la sommes posée, nous avons regardé ce qui s’était fait dans les différentes institutions muséales ayant eu une influence mondiale au cours de ces dernières années. Tout particulièrement, nous avons examiné ce qu’avait fait la Fondation Vuitton en 2016 et le Guggenheim Museum à New York en 2017. Quelle avait été la participation des artistes chinois dans des manifestations aussi importantes que la Biennale de Venise ou les Documenta à Cassel ? À la suite de ces interrogations, nous nous sommes rendu compte que les données avaient considérablement changé.
L’objectif ne pouvait être simplement pédagogique et de montrer au public français et européen qu’il existe une création contemporaine en Chine, puisque maintenant, tout le monde le sait. Cela a été, je pense, une des vertus de l’exposition « Alors, la Chine ? », d’éclaircir cette question, et de dire au public : regardez, la Chine est en train de se placer sur la carte internationale de l’art contemporain, de la création sous tous ses volets. « Alors, la Chine ? » était plus qu’une exposition d’arts plastiques, il y avait un volet important d’architecture, de design, de cinéma. Cette première exposition a eu le mérite de servir d’introduction très large, de bénéficier d’une très belle réception par le public car elle a été perçue comme quelque chose de nouveau, de surprenant. Il faut savoir qu’avec « Alors la Chine », le Centre Pompidou n’a pas réellement été précurseur dans la diffusion de la création chinoise contemporaine.
Il y avait déjà pas mal d’autres musées, notamment en Europe et aux États-Unis, qui s’étaient intéressés à ce sujet dès le milieu des années 90. Le Centre Pompidou est venu relativement tardivement dans cette histoire, mais de façon assez magistrale, et je pense que cela reste une exposition de référence. Avec Philippe Betinelli, nous étions un peu dans l’ombre de ce prestigieux précédent, il s’agissait donc d’apporter quelque chose de nouveau. Nous cherchions comment présenter un extrait, un condensé d’une scène créative aussi complexe, riche et immense. Nous avons donc décidé de nous consacrer à une génération particulière d’artistes d’où le titre de l’exposition. Nous avons souhaité mettre en avant une génération née essentiellement dans les années 80, mais incluant également, pour certains artistes, ceux nés dans la seconde moitié des années 70 ou au début des années 90. Nous nous sommes focalisés sur la génération née pendant l’ère des réformes et de l’ouverture en Chine. Ensuite, nous nous sommes dit qu’avec une situation internationale très compliquée au moment de la crise de la Covid en 2019 jusqu’à début 2023, il y avait eu une période importante, au cours de ces années écoulées, durant laquelle ce qui se passait en Chine sur la scène artistique était resté pour l’essentiel à l’intérieur des frontières de ce pays à cause du confinement, ou alors simplement diffusé sur Internet. Seul un public restreint avait eu l’expérience physique des œuvres, de visiter les expositions et de rencontrer les artistes en personne. Ces derniers, hormis ceux qui se trouvaient à ce moment-là à l’étranger, avaient assez peu voyagé. Certains étaient restés en dehors de leur pays pendant très longtemps et n’avaient donc pas pu revenir en Chine et y montrer leur travail.
Nous avons trouvé qu’il y avait là quelque chose d’intéressant : une forme de rattrapage, qui marquerait des retrouvailles entre ces artistes et le public. Et puis, cela s’inscrivait dans la temporalité du partenariat avec le West Bund Museum Project à Shanghai, lancé fin 2019 dont la première phase de cinq ans s’achève dans deux semaines. Je saisis l’occasion de rappeler que ce partenariat est reconduit pour cinq ans jusqu’à la fin 2029. Donc, l’exposition « Chine, une nouvelle génération d’artistes » a aussi cette ambition de récapituler tout un travail de recherches autour de ce que l’on appelle la scène émergente chinoise. Si je devais résumer l’idée sur laquelle repose cette exposition, c’est une volonté de se concentrer sur une génération, sur une période très récente, et d’essayer de refléter dans la mesure du possible, les fruits du partenariat au cours des cinq années écoulées avec le West Bund Museum Project. Encore une fois, tout ça dans la perspective d’un historique des expositions sur le même thème. C’est cela qui est intéressant dans ce projet, c’est que l’on dresse une sorte d’état des lieux, dans les limites du projet en termes du nombre d’artistes, 21 au total, et de la cinquantaine d’œuvres exposées. Même si l’exposition s’avère plus modeste que la précédente, je pense que nous offrons au public un concentré de l’art contemporain et de ses artistes en Chine, dans sa plus récente actualité, avec tout ce qu’elle a de plus vif et stimulant.
Il y a 20 ans, une cinquantaine d’artistes chinois étaient exposés ; aujourd’hui, il n’y en a plus que 21. Quelle en est la raison ? Comment s’est fait le choix des artistes ? C’est vous-mêmes qui les avez choisis, ou les autorités chinoises, celles du musée à Shanghai, ont eu leur mot à dire ? Des artistes chinois ont-ils été écartés ?
C’est vrai que par rapport à « Alors, la Chine ? » le projet peut paraître moins ambitieux. Je pense que cela tient au fait qu’à l’époque, il s’agissait d’une première, donc il y avait une énergie et une ambition considérables qui s’exprimaient. C’était l’élan des premières amours, si je puis dire. L’exposition actuelle a été compliquée à monter d’un point de vue pratique à cause de la pandémie, ce qui a constitué un facteur nous poussant à nous orienter vers une approche plus simple. On ne savait pas à l’époque exactement quand nous serions tirés d’affaire et quand les différentes restrictions seraient levées. Cela nous a donc amenés à être réalistes et prudents, à ne pas nous lancer dans quelque chose de trop compliqué. Il y a également, bien sûr, des questions de financement : monter une exposition d’art contemporain en 2003-2004, c’était déjà cher, mais en 2024, c’est beaucoup plus coûteux, surtout avec les perturbations du transport international qui ont eu lieu pendant et après la pandémie. En ce qui concerne la sélection des œuvres et le concept de l’exposition, je le précise une nouvelle fois, il s’agit d’une exposition qui se tient dans le cadre du partenariat que nous avons avec le West Bund Museum. Nous avons travaillé à trois, avec Philippe Bettinelli que j’ai déjà cité et Youyou Gu, responsable du département des expositions au West Bund Museum. Dès le début, nous avons posé un cadre et défini les lignes de ce que nous souhaitions faire. Chacun d’entre nous a constitué des listes d’artistes et on a commencé par rassembler et confronter nos différentes priorités.
C’est amusant, car en partant d’un top 5, nous étions tous d’accord sur les artistes qui devaient absolument être exposés. Nous étions aussi limités par la superficie de l’espace d’exposition qui nous contraignait à ne pas aller au-delà d’une vingtaine d’artistes, pour garantir un certain niveau d’ambition aux œuvres. Concernant le choix des œuvres, on connaît bien les problématiques de censure des œuvres en Chine et dans le cadre du partenariat, les choses sont très claires. Il nous arrive régulièrement que des œuvres qui figurent dans les expositions que nous préparons depuis Paris soient refusées par l’Administration de la culture en Chine. Mais ça ne concerne généralement qu’une ou deux œuvres sur un projet et qu’on peut, dans la plupart des cas, remplacer, et dont le refus était parfois anticipé. Parfois c’est moins prévisible. En ce qui concerne Shanghai, il est très clair qu’il y a une juridiction de cette administration de la culture, à laquelle on ne peut pas s’opposer, et cela fait partie des règles que nous acceptons. Et à l’usage, nous considérons que ça ne nous empêche pas de travailler parce que c’est vraiment marginal. En ce qui concerne l’exposition à Paris, les choses sont également très claires : il n’y a pas eu d’ingérence chinoise dans ce projet.
Nous avons considéré qu’une fois le cadre défini conjointement, les choix des commissaires devaient être respectés. Sauf si, pour des raisons, éventuellement techniques ou de coût, une œuvre d’art ne pouvait pas intégrer l’exposition, par exemple parce que sa maintenance était trop complexe, ou parce qu’elle était trop chère à transporter. Pour le reste, il y a bien sûr eu des discussions, parfois tendues, à plusieurs stades du projet. Étant donné que le West Bund Museum est un musée public, il lui était difficile de se soustraire aux exigences du Bureau de la culture, qui souhaitait connaître le propos de l’exposition, le contenu et la liste des œuvres et parfois les modifier. Des négociations ont eu lieu jusqu’à un stade très avancé de l’exposition et finalement, nous avons décidé de ne rien changer par rapport à nos choix initiaux. Donc il n’y a pas eu de renoncement, de censure ou d’annulation.
Évidemment, nous avions bien pesé nos choix en amont, puisque nous savions que nous travaillions dans le cadre de ce partenariat, que cela aurait été contreproductif d’aller chercher des œuvres ouvertement polémiques. Nous avons essayé d’aborder tous les sujets qui nous semblaient importants même ceux qui pouvaient s’avérer compliqués en termes de possibilités d’expression en Chine. Je pense que nous avons trouvé une ligne de crête qui nous a permis d’en aborder un certain nombre de façon subtile, respectueuse et sans tomber dans l’écueil d’une politisation directe, même si celle-ci est quelque part inévitable parce que l’on se situe dans le champ de l’art contemporain, et que les artistes réagissent au monde tel qu’il est et tel qu’il va. Nous avons essayé d’être fidèles aux idées exprimées par ces artistes et de les accompagner dans cette aventure, et de faire en sorte qu’il n’y ait pas de déperdition entre Shanghai et Paris.
Dans votre premier métier de galeriste, vous avez été en contact assez tôt avec l’art contemporain chinois. Voyez-vous une évolution, et si oui, laquelle ? Je remarque que ces artistes sont très jeunes et n’ont pas la même vision que leurs aînés, qui ont traversé des moments marquants de l’Histoire de leur pays : la Révolution culturelle, l’ouverture de la Chine dans les années 80, puis à nouveau son renfermement après le massacre de la Place Tian’anmen, et maintenant l’expression d’une certaine censure sous l’actuelle direction du Parti Communiste Chinois.
Il y a évidemment des évolutions considérables. Ce qui est très intéressant dans la génération à laquelle nous nous sommes intéressés, c’est que ces artistes sont nés dans une Chine déjà relativement connectée, une connexion qui n’a fait que croître et qui continue sur cette voie, au moins dans une certaine mesure. Ils ont grandi en se sentant déjà partie prenante d’un monde globalisé. Ce qui me frappe, c’est qu’il y a beaucoup de mobilité chez eux, et c’est une mobilité qui est choisie et qui est, je crois, moins douloureuse que celle des générations précédentes. Pour cette nouvelle jeune génération, c’est quelque chose qui est dans l’ordre naturel d’un parcours. Il y a une bonne partie des artistes nés dans les années 1980 qui a fait ses études à l’étranger, et sur les 21 artistes invités à participer à notre exposition il y en a six qui sont installés en dehors de Chine, même s’ils reviennent en Chine régulièrement pour exposer et produire de nouvelles œuvres. Si je reviens sur un critère de sélection : fallait-il inviter des artistes de Taïwan, de Hong Kong, de la diaspora ? Nous avons d’emblée fait le choix d’écarter Hong Kong et Taïwan pour ne pas être prisonnier des polémiques qui s’y rattachent. En revanche, ce qui nous a décidé à choisir des artistes qu’on peut considérer comme faisant partie de la diaspora, c’est qu’ils sont restés extrêmement actifs en Chine. Leurs voix portent encore beaucoup en Chine et ils exposent autant en Chine que dans les pays où ils résident.
Pour nous, cela a été un critère déterminant. Cet état de fait témoigne d’un rapport à une globalité, à une communauté qui s’étend au-delà d’un territoire national. Ce qui me frappe aussi, c’est qu’il y a des questions récurrentes d’une génération à l’autre, notamment celle de l’urbanisation et de tous les bouleversements qu’elle entraîne. Mais pour les artistes de la génération des années 1980, cette question est envisagée à l’aune des conditions présentes ; il ne s’agit plus seulement de parler des travailleurs migrants, des nouveaux ensembles d’habitation et du déclin des zones rurales comme pouvaient le faire leurs prédécesseurs. Voilà l’un des aspects nouveaux révélés par cette exposition. Il est passionnant de voir comment ces jeunes artistes, s’intéressent notamment à l’usage des espaces publics en Chine aujourd’hui, avec tous ces systèmes de surveillance, de collecte de données personnelles. C’est une autre façon d’aborder l’évolution des villes et l’urbanisation. On trouve notamment dans l’exposition des œuvres de Chen Wei, un artiste qui fait essentiellement de la photographie. Il construit des maquettes d’environnements urbains dans lesquelles il pointe toujours une sorte d’absurdité, d’aberration, avec un côté un peu ironique et nostalgique, mais en même temps assez léger.
Les photographies de Chen Wei que nous présentons dans l’exposition ont été réalisées pendant la période du Covid et elles pointent des travers en termes de gestion de l’espace public auxquels la population a fait face en Chine avec des restrictions fortes. Ce sont deux aspects que je retiens particulièrement (la mobilité et l’attention à l’urbanisation et aux espaces publics). Je pense qu’ils sont liés à ce dont je vous ai parlé : ce sentiment de faire partie d’une globalité. Cela signifie que les problèmes qui se posent pour tout le monde concernent aussi, de façon évidente, cette génération. Il est intéressant de constater que les artistes nés dans les années 1980 sont beaucoup plus sensibles, notamment aux enjeux climatiques et environnementaux. Enfin, il y a un autre trait qui me semble vraiment saillant, c’est le rapport aux nouvelles technologies et la façon dont l’écosystème numérique chinois, qui est si puissant, si particulier et en même temps si uniforme, constitue une idiosyncrasie qui transforme profondément la création.
Il résulte de cet environnement unique, une scène numérique basée sur de nouveaux médias, à laquelle contribuent les nombreux artistes qui travaillent sur des thèmes liés au développement de l’intelligence artificielle, aux applications de l’écosystème chinois, et à la séparation entre le web chinois et le World Wide Web. Toutes ces questions permettent de reformuler des interrogations qui existaient déjà il y a 20 ou 30 ans, mais dans un contexte de développement technologique très différent, ce qui les rend à nouveau stimulantes.
Peut-on dire que ces jeunes artistes se positionnent comme témoins des transformations de la Chine actuelle, qu’ils sont moins contestataires et moins critiques que leurs aînés ?
Je pense que oui, je souscris partiellement à cette idée. Il y a moins de contestation ouverte ; c’est une génération d’artistes qui porte en elle quelque chose d’assez positif. Beaucoup de ces artistes ont grandi et se sont formés dans des conditions relativement privilégiées et ils en sont conscients. Ils sont aussi conscients des évolutions récentes et des tournants plus problématiques de leur pays. En effet, on sent assez peu d’amertume et plutôt une forme de distance et une capacité à composer, à s’en tenir aux faits sans faire le saut vers une réflexion politique systématisée qui serait invariablement effacée voire réprimée si elle s’éloignait un tant soit peu de la doxa officielle. Gardons aussi à l’esprit que, dans cet environnement contraint du point de vue idéologique, la Chine a fortement structuré son enseignement artistique et développé un écosystème de l’art contemporain, avec des musées, des galeries et d’autres espaces physiques ou virtuels, aujourd’hui très nombreux pour montrer des œuvres au public.
Finalement, je pense qu’entre les questions de liberté d’expression, de liberté d’exposition, et le développement indéniable des possibilités qui s’offrent aux artistes en termes physiques et de réseau, il y a un équilibre qui se crée, tant bien que mal.
Si vous comparez l’art contemporain français et l’art contemporain chinois aujourd’hui, y a-t-il des différences frappantes ? Quel regard portez-vous à ce sujet ?
Je dirais qu’il y a beaucoup de similitudes. On a volontairement commencé l’exposition avec des œuvres qui font explicitement référence à une tradition culturelle, artistique ou esthétique, afin d’aborder immédiatement la question du cliché, de l’exotisme, et de la désamorcer autant que possible. L’exposition débute ainsi avec une œuvre de grand format, un paravent qui fait presque six mètres de long, sur lequel l’artiste Sun Xun, qui vit à Pékin, a fait une magnifique peinture à l’encre de Chine et à la feuille d’or. C’est assez intéressant parce que quand l’on voit cet objet, on est tout de suite transporté en Asie du Nord-Est. Il nous vient immédiatement à l’esprit qu’il s’agit bien d’une exposition sur l’art chinois. Sauf que quand on regarde de plus près, on apprend que le paravent a été commandé à un artisan de Kyoto et que l’artiste n’est pas un peintre mais se présente lui-même comme un réalisateur de films d’animation. En fait, le paravent, est le support d’un grand dessin qui est ensuite animé et dont la finalité est de faire partie d’un film.
J’y vois une volonté de s’inscrire dans une histoire, de se réapproprier une tradition. Il n’y a pas l’ambition de faire table rase du passé. C’est notamment ce qui ressort de l’œuvre qui ouvre l’exposition et aussi de celle qui la clôt. Bien que le parcours ne soit pas strictement délimité, on peut prendre l’exposition par n’importe quel bout, il y a une œuvre qui se trouve à proximité du paravent, qu’on va plutôt découvrir à la fin du parcours et qui est une œuvre numérique. C’est une vidéo d’animation numérique faite par Lu Yang, un artiste qui vit aujourd’hui entre Shanghai et Tokyo. Il travaille sur la philosophie bouddhiste, la notion d’avatar, l’impermanence et les grandes questions métaphysiques liées à la condition humaine. Il met en évidence une correspondance insoupçonnée, mais qui paraît évidente une fois énoncée, entre certains principes du bouddhisme et les caractéristiques du phénomène numérique : la donnée, le flux, la transformation perpétuelle, l’immatérialité. Ce propos, exprimé par Lu Yang, est extrêmement puissant, et je trouve fascinante dans cette génération, la capacité à avoir un regard aussi large sur l’histoire, sur la culture et sur son époque.
On parle au sujet de l’art contemporain chinois d’un vivier sans fin. La Chine compte 47 artistes classés dans le top 100 des ventes mondiales, et près de la moitié d’entre eux sont de nouveaux noms.
Le marché chinois de l’art contemporain est classé numéro deux au niveau mondial, derrière celui des États-Unis, depuis qu’il est passé devant celui du Royaume-Uni en 2014.
En quoi la perception des œuvres contemporaines chinoises a-t-elle évolué depuis l’époque où elles étaient alors principalement acquises par des étrangers et des diplomates ? Aujourd’hui, la classe moyenne en Chine s’y intéresse, considère-t-on davantage cet art comme un investissement financier ?
Je dirais plutôt que l’intérêt pour l’art contemporain est plus celui des classes supérieures que des classes moyennes, et qu’il reste relativement marginal. Toutefois, la hausse du niveau de vie, du pouvoir d’achat et du niveau d’éducation font que de plus en plus de personnes ont accès à l’art vu comme un produit culturel et de divertissement mais aussi comme un investissement financier. Le marché s’est énormément développé, et le succès commercial peut venir assez vite pour des artistes ici. Il peut arriver qu’un artiste qui est sorti de l’École des Beaux-Arts il y a trois ou quatre ans bénéficie d’une exposition soit dans un musée, soit dans une galerie et attire l’attention d’un certain nombre de collectionneurs.
On observe une forte disparité entre le prix des œuvres sur le premier marché, qui est celui des galeries et sur le second marché, sur lequel opèrent les maisons de ventes aux enchères. Généralement, quand un artiste devient très demandé, une longue liste d’attente se crée, et le prix des œuvres disponibles sur le second marché peut devenir stratosphérique.
L’exposition au Centre Pompidou semble attirer un public plutôt jeune ?
C’était notre pari. On voulait que l’exposition soit l’occasion d’une surprise et d’une découverte, c’est pourquoi on a choisi de présenter des artistes jeunes et des œuvres très récentes. Comme l’œuvre de Lu Yang que j’évoquais précédemment, dans laquelle l’artiste s’est représenté lui-même, sous une forme d’avatar. Il a carrément scanné son corps et opté pour un traitement de film d’animation.
Je pense que ce sont des codes qui parlent aux jeunes. On essaie toujours d’élargir un petit peu les publics. Il existe en France et en Europe un public sensible à la création contemporaine chinoise. Mais l’idée est aussi de porter la voix de ces artistes vers un nouveau public.
Certaines de ces œuvres resteront-elles au Centre Pompidou ?
Absolument, j’y ai beaucoup tenu et j’ai mis cela en place assez tôt dans la préparation de l’exposition. Il m’a semblé que pour que l’exposition s’inscrive dans la durée et laisse une empreinte, il était nécessaire qu’elle donne lieu à une campagne d’acquisition. C’est ce qui permet de présenter à nouveau ces œuvres dans d’autres contextes futurs. Je me suis donc mis à la recherche de mécènes et j’ai trouvé une oreille très attentive et bienveillante chez Chanel en Chine, dont la direction a adhéré au projet, en a saisi la portée historique et l’a soutenu en y associant également le Channel Culture Fund qui gère les activités artistiques et de mécénat du groupe au niveau global. Nous avons trouvé là un partenaire très précieux qui a permis de faire des acquisitions qui auraient été hors de portée pour le Centre Pompidou, compte tenu des budgets d’acquisition réguliers qui sont affectés par le Ministère de la Culture.
Cette campagne d’acquisitions est pour moi un aspect essentiel de ce projet, et en définitive ce sont plus de 20 œuvres de l’exposition ou liées à ce projet en termes de génération d’artistes qui vont rejoindre les collections du MNAM. Cela constitue un apport de 17 ou 18 nouveaux artistes par rapport aux 58 qui y sont actuellement représentés, ce qui est très conséquent.
Je garde à l’esprit l’exposition montée en 1933 par le Musée des Écoles étrangères, aujourd’hui Musée du Jeu de Paume, dont le conservateur, André Dezarrois, avait invité l’artiste Xu Beihong, un ancien élève de l’École des Beaux-Arts de Paris, à faire conjointement le commissariat de ce qui serait la première exposition sur la création contemporaine chinoise dans un musée à Paris. Le Musée National d’Art Moderne n’existait pas encore, il n’ouvrira qu’en 1947, puis le Centre Pompidou en 1977. Pourtant, il y a une continuité : les douze œuvres acquises par l’Etat français en 1933 à l’occasion de l’exposition forment aujourd’hui le socle des collections d’art chinois moderne au Centre Pompidou. C’est beau de voir qu’avec l’exposition « Chine : une nouvelle génération d’artistes », on inscrit un nouveau chapitre dans cette histoire longue, près d’un siècle plus tard.
Est-ce que le West Bund Museum à Shanghai a le projet d’exposer à son tour des artistes contemporains français ou d’autres nationalités ?
On le fait tout au long de l’année. Dans le cadre de la programmation, nous avons des expositions temporaires où des artistes français sont représentés. Sur le modèle des salles d’exposition permanentes à Paris, le West Bund a une structure de programmation qui comporte ce que nous appelons un « parcours semi-permanent » lequel est renouvelé tous les 18 mois. Ainsi, pendant un an et demi, une sélection de près de 200 œuvres provenant des collections du MNAM, articulée autour d’une thématique accessible au grand public, est présentée à Shanghai.
En ce moment, il s’agit d’un parcours sur le portrait. Il va de 1898 avec un autoportrait de jeunesse de Raoul Dufy et se termine avec des œuvres récentes d’artistes contemporains, dont des artistes français comme Alain Séchas, ou encore de jeunes artistes vivant en France comme Ivan Argote. Plusieurs générations d’artistes sont donc présentées dans cette exposition. En fait, je dirais que la question de la réciprocité dans ce partenariat avec le West Bund s’est toujours posée sous l’angle suivant : qu’est ce qu’on peut faire pour nos partenaires du point de vue du Centre Pompidou ?
Le cœur du projet est d’abord de montrer les collections du Centre, qui nous sommes en tant qu’institution et comment nous travaillons, dans un sens où au travers de ce partenariat, il y a un flux continu et conséquent d’œuvres, de personnes et d’idées de Paris vers Shanghai. Et donc la question de la réciprocité se pose par rapport à cela, à savoir ce que nous pouvons offrir à Shanghai, ce que nous pouvons faire en retour pour le partenaire et la scène artistique chinoise, que ce soit au Centre Pompidou ou ailleurs, à Paris ou en France.
Aujourd’hui, nous avons surtout parlé d’un projet lié à la création contemporaine, mais comme on l’a vu en ce qui concerne l’histoire des relations du Centre Pompidou avec la Chine et l’histoire de ses collections, il y a beaucoup d’autres choses à faire sur un temps plus long, à partir d’un continuum entre l’art contemporain aujourd’hui en Chine et tout ce qui s’est passé avant, avec les débuts de la modernité en Chine au début du XXᵉ siècle.
C’est un sujet vaste et passionnant, qui mérite d’être creusé au travers de prochaines expositions et d’autres projets à venir.
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Paul Frèches
Diplômé d’HEC (spécialité économie), a commencé sa carrière professionnelle dans l’audiovisuel (M6) avant de créer FFA, une société spécialisée dans la conception et la production d’événements culturels axés sur la création contemporaine internationale (spectacles, expositions, festivals). Parallèlement à cette activité de producteur et commissaire d’expositions, il fonde et dirige de 2007 à 2014 une galerie d’art contemporain à Paris, la Galerie Paul Frèches qui représente des artistes émergents et établis, européens et asiatiques. De 2014 à 2019, il est attaché culturel auprès du consulat général de France à Shanghai et met en place de nombreux projets de coopération dans l’ensemble des domaines de la culture et des ICC. En 2020, il rejoint le Centre Pompidou pour piloter le Centre Pompidou x West Bund Museum Project à Shanghai dont il est aujourd’hui le directeur délégué. Il est également le représentant du Centre Pompidou en Chine. Poursuivant son activité de commissaire d’expositions, il prépare une exposition sur la scène contemporaine chinoise qui se tiendra au Centre Pompidou à Paris en 2024 et publie régulièrement des articles dans des catalogues et des revues.
Par Franck Desevedavy
L’écrivain et historien Anatole France nous avait prévenu : en Histoire, il faut se résoudre à beaucoup ignorer. Nous ferons en tout état de cause le choix d’ignorer la Chine ancestrale, l’école des légistes, et finalement tout ce qui précède la période de construction du droit chinois tel que nous le connaissons et pratiquons aujourd’hui. La Chine impériale portait une certaine conception du droit, la République de Chine (1912) en apporta une nouvelle, et la fondation par Mao de la République Populaire de Chine en 1949 jeta les bases d’un nouvel apport ; c’est finalement 1978 que nous retiendrons comme l’an I de notre ère contemporaine ; le juriste peut parfois décider que le temps se plie au droit.
Pour autant… Lorsqu’il s’agit de jeter un regard en arrière sur l’histoire de la construction d’un état de droit en Chine et les multiples influences que ce pays a pu subir ou imposer, le juriste français résiste difficilement à la tentation de ne pas souligner le travail du professeur Jean Escarra (1895-1955), héraut de l’autorité du droit civil français sur les obligations, la famille et les successions chinoises, entre une Chine impériale d’ancien régime et une nouvelle nation désormais républicaine … mais relire les travaux d’Escarra conduit surtout à retrouver les vertus de nuance, de prudence et d’humilité, quand il invitait ses amis chinois à ne point trop subir les influences étrangères (peut-être parce qu’elles étaient souvent allemandes ?) et à toujours valoriser la jurisprudence chinoise et cette conception si particulière du droit chinois, à même de traduire les us et coutumes du pays.
Un siècle plus tard, œillade ironique des « caractéristiques chinoises »… Le monde des juristes s’organise traditionnellement autour de trois grandes traditions : le droit continental (ou droit civil codifié), le droit anglo-saxon (dit de « common law »), et le droit socialiste. Le point commun de ces trois traditions juridiques demeure leur lieu de naissance : l’Europe occidentale. La Chine, comme d’autres pays et civilisations, a ainsi importé, pour ne pas dire transplanté un droit et des institutions juridiques et judiciaires, à un moment de son histoire où la nation devait se moderniser, tout en l’intégrant dans un système juridique, d’us et coutumes qui bien évidemment préexistait. Ceci ne s’est pas fait sans échecs, en raison notamment de la chute de la dynastie Qing (1911), de l’effondrement de la République de Chine (1949), ou de la critique de la légalité socialiste d’inspiration soviétique de la fin des années cinquante jusqu’au terme de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP) en 1976. La Chine, à partir de 1978, a certainement connu une influence par le droit (occidental). L’expérience chinoise du début des années 1980, durant lesquelles la Chine a prodigieusement mis en place un droit civil et commercial destiné principalement à soutenir l’ouverture de la Chine au commerce et aux investissements étrangers, et à organiser des réformes permettant l’adoption de l’économie de marché semble en outre avoir fait sienne la théorie de Max Weber prônant la rationalité du droit en tant que cohérence logique : Chaque décision juridique concrète est “application” d’une prescription, juridique abstraite à une “situation” concrète (etc.).
Rares sont ceux qui contesteraient aujourd’hui le pragmatisme de Deng Xiaoping (1904-1997) aux fins de favoriser le développement économique et la « modernisation socialiste ». Deng ne s’est pas limité aux seuls droits civil et commercial à compter de sa déclaration fondatrice sur la question du système juridique lors de la troisième session du 11ème Comité central de décembre 1978 : nouvelle constitution, droit administratif, droit pénal, droit processuel. Et la Chine fit sienne les principes de légalité, de hiérarchie des normes, d’égalité devant la loi, d’indépendance de jugement, de droit à une défense, du contrôle judiciaire de l’acte administratif, etc. Depuis la fin de la GRCP, la Chine a ainsi absorbé et digéré non seulement des pans entiers de droits étrangers, mais la méthode même du choix d’une solution juridique fut dictée par le principe de rationalité : à titre principal, contribuer à la stabilité politique, à l’ordre social, à la protection des citoyens, au développement économique.
Depuis 1978, la Chine a largement démontré que l’un des premiers transferts de « technologie » qu’elle a opéré à son profit a largement concerné la science juridique (ce que la professeure Hélène Picquet avait désigné comme « transferts de droit »). Et les emprunts consentis aux droit civil et de « common law » se sont organisés à titre principal dans une volonté d’internationalisation de la Chine, à savoir une intégration de celle-ci dans l’ordre juridique international. Ainsi, la loi de 1985 sur les contrats économiques avec l’étranger s’était largement inspirée de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, véritable modèle législatif. La Loi du 15 mars 1999 relative aux contrats, droit commun en matière d’obligations contractuelles, doit dans une très large mesure son origine et une partie de son contenu au droit uniforme international, Convention susmentionnée et principes d’UNIDROIT (Institut International pour l’Unification du Droit Privé). Et il serait fâcheux de ne pas mentionner la codification du droit civil chinois, sur le modèle du droit français, tout en faisant des emprunts significatifs aux conceptions germaniques et anglo-saxonnes.
L’apport fondateur et probablement le plus significatif au sortir de la GRCP en 1976 fut la séparation nette entre le droit public et la sphère privée, et nous pourrions multiplier les exemples d’influences européennes ou anglo-saxonnes (notamment sur le droit des sûretés, parfois sur les droits d’auteurs, souvent sur la pratique de l’arbitrage international, etc. ) sur un nouveau droit chinois tout orienté vers l’accession de la Chine à toutes les conventions internationales, à toutes les organisations internationales, au premier rang desquelles l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Au-delà de ces emprunts, la Chine de Deng Xiaoping et de ses successeurs s’est caractérisée par une ouverture aux droits étrangers et par un processus d’intégration normative sur lequel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur aux travaux de la juriste et professeure Mireille Delmas-Marty (1941-2022) en Chine, notamment sur le droit pénal chinois. Ce processus a notamment ouvert les universités chinoises aux professeurs étrangers, les écoles de procureurs et magistrats aux échanges avec des juristes français (Programme Cent Juges), l’envoi de milliers d’étudiants chinois dans toutes les universités occidentales, la reconnaissance et l’exécution en Chine des décisions judiciaires et arbitrales étrangères, la formation à la gestion des actifs d’États par HEC, ou l’envoi de hauts fonctionnaires chinois à l’ENA.
Nous étions ainsi plusieurs avocats étrangers à jouir en Chine d’une période enthousiasmante durant laquelle l’état du droit chinois nous obligeait parfois à constater quelques lacunes, mais nous offrait surtout une dynamique de construction in vivo d’un système juridique complexe, moderne, tendant vers une conformité au droit international, où chacun y retrouvait principes et mécanismes bien connus de ses propres lois ou jurisprudence. Mais l’écrivain et homme politique Josue de Castro (1908-1973) nous avait avertis : « Malgré la technique occidentale, le marxisme germanique et le léninisme slave, la Chine éternelle subsiste et semble absorber ces nouveaux traits de culture presque sans altérer la substance la plus intime de sa propre civilisation ». Comme pour répéter un cycle bien connu en Chine, celle-ci non seulement est source aujourd’hui d’innovations juridiques endogènes, mais entend projeter son droit au-delà de ses propres frontières, rappelant que l’influence par le droit ne saurait être une voie à sens unique.
Largement méconnus en Occident, d’éminents juristes chinois, du président de la Cour Suprême de 2008 à 2013, Wang Shengjun, à M. Zhu Suli, professeur à l’Université de Pékin, ont fait appel aux ressources endogènes, contestant la compatibilité des modèles occidentaux avec les réalités chinoises, et proposant de fonder les réformes du droit en cours sur les règles et institutions issues de la tradition juridique chinoise. C’est ainsi, et notamment, que l’utilisation de la médiation, judiciaire et extrajudiciaire, comme mode de résolution des conflits en matière civile, le tout appuyé sur la rhétorique de l’harmonie, s’est développée de manière accrue en Chine. La médiation chinoise permet la mise à l’écart de la règle de droit, réputée trop « rigide », issue de la justice procédurale (d’inspiration étrangère) et favorise ainsi un résultat censé satisfaire les attentes des justiciables chinois en matière de justice parfois qualifiée de « substantielle ».
Et la boucle est ainsi bouclée, l’appel de Deng Xiaoping de 1978 à l’établissement d’un État socialiste « aux caractéristiques chinoises » permettant aujourd’hui le « système socialiste d’État de droit et donc ses modes de résolution des litiges, et de proposer en outre quelques innovations juridiques propres à la Chine ; parions que le système du crédit social, ou plus exactement le « système de confiance en la société », appuyé par des outils et un savoir-faire de nouvelles technologies, saura trouver des adeptes hors des frontières chinoises. Enfin, la Chine n’est pas en reste sur le renforcement de l’application extraterritoriale de son droit national, après que les États-Unis et l’Europe se sont exercés à cette pratique. Ancrée sur la loi sur la Sécurité Nationale, la Chine impose désormais au monde le respect de sa loi de cybersécurité, ainsi que ses normes en matière de data et de protections des données personnelles, ou l’ensemble de ses mesures de défense commerciale, lois de blocage et lois contre les sanctions étrangères. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que ce soit désormais les étudiants occidentaux qui viennent se former dans les grandes universités chinoises, et qui participeront à une meilleure compréhension et pratique de l’influence du droit chinois en Europe et dans le reste du monde.
Peut-être pour démentir à la fois Napoléon (« la politique d’un pays est dans sa géographie ») et feu le journaliste Francis Deron (« la Chine, décidemment, n’existe pas »), convenons que nous vivons une nouvelle ère passionnante pour les juristes : la concurrence de systèmes anciens et nouveaux, où le juriste Jean- Étienne- Marie Portalis (1746-1807) doit désormais s’accommoder, se défendre ou se nourrir de l’ « equity », de la « common law », mais aussi des recommandations de la Cour Suprême chinoise, surtout si ledit Portalis entend se déplacer en voiture électrique chinoise, divertir ses amis par des vidéos Tik Tok, profiter des facilités de paiement du E-Yuan ou naviguer sur le continent africain où plus d’un tiers de la téléphonie mobile est chinoise, avec ses « super apps » qui permettent aisément de communiquer, commander un taxi, réserver un hôtel, obtenir la livraison d’un repas, solliciter un rendez-vous médical, écouter de la musique, rembourser un ami, etc.
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Franck Desevedavy
Franck Desevedavy est avocat à la Cour de Paris, inscrit aux Barreaux de Taipei et de Hong Kong, et est arbitre devant la CIETAC (Beijing), SHIAC (Shanghai), CAA (Taipei) et ICC (Paris). Il pratique le droit chinois continental, de Hong Kong et de Taiwan depuis 1996. Il préside l’AFCDE (Association Franco-Chinoise pour le Droit Economique).